Comment animer une toile ?
La toile de Bruegel, Le Portement de Croix, a toujours interrogé les amateurs d'art, car cette scène mettant en scène le portement de croix, le minimise, celui-ci étant réduit à un petit personnage central auquel personne ne semble faire attention. L'écrivain Michael Francis Gibson s'est attelé à l'écriture d'un livre décortiquant cette toile sous tous ces aspects, tant ils sont variés, puisque celle-ci compte pas moins de 500 figurants (style appelé Æmulatio), un chiffre qui a de quoi donner le tournis et inspirer une véritable passion d'explorateur à celui qui voudrait découvrir ce qu'ils peuvent bien tous faire, chacun étant à vaquer à des occupations aussi variées que leur nombre.
Lech Majewski a donc décidé de s'inspirer du livre de Gibson (qui a collaboré au scénario) pour tenter de transcrire visuellement — car c'est le cœur de la peinture — cette analyse, usant des dernières technologies afin de séparer les sept strates que compte l'œuvre. Tournée partiellement en studio et à grands renforts de fonds bleus, Majewski superpose les calques afin de créer des décors artificiels d'une façon légèrement kitsch rappelant les peintures de fonds placées dans les productions Hollywoodiennes vintages, et c'était volontaire, il voulait que le spectateur ait l'impression d'être immergé dans une toile (effet qui n'avait pas été atteint depuis le visuellement sublime Au-delà de nos rêves).
Explication visuelle oblige, le film est quasi muet, et les dialogues vont à l'essentiel, la complainte de la Vierge Marie (Charlotte Rampling), les questions de Nicolaes, l'ami de Bruegel (Michael York), et les quelques explications quant au pourquoi de la disposition du golgotha, du porteur de croix, du moulin, etc etc. Néanmoins, ceux-ci, hormis lors de leurs répliques, ne sont que figurants, et les véritables protagonistes sont tous les villageois des Flandres, suivis au réveil, faisant leur labeur, ou tout simplement jouant de la corne et dansant d'une humeur joviale, malgré une présence de la milice qui torture cette population de façon acharnée, ce qui donnera lieu à diverses situations cruelles (fouet, bastonnade, enterrement vivant...). D'ailleurs cette ambiance en grande partie heureuse tranche littéralement avec le sujet, et sert à illustrer la bravoure d'un peuple, qui même sous le joug d'envahisseurs, ne cessait de garder espoir.
Bref, Bruegel, le moulin et la croix est probablement l'une des œuvres les plus intelligentes et didactiques qui aient été mise en scène. Pas un moment le spectateur n'est pris de haut, et bien qu'il faille une once de connaissances sur l'inquisition, le christianisme et les Flandres, les choses sont imagées de façon à passionner le spectateur, et non le braquer, ce qui sera amplifié par une scène où la toile est à l'arrêt, avec un Bruegel s'y promenant tout en expliquant ce qu'il s'y passe.
D'ailleurs, la raison des troubles en Flandres étant religieuses, on comprend d'autant plus que le peintre ait choisi ce sujet pour bâtir sa toile.
On ajoutera à cette production le choix d'une bande-son au thème minimaliste, mais entraînant (au point que vous le fredonnerez certainement en sortant de la salle) et soutenant l'œuvre en plusieurs temps, d'abord interprété par un joueur de corne accompagné d'un ventripotent badaud (un des instants hilarants, car malgré tout il y en a), afin d'illustrer une campagne joyeuse, puis par une chorale, soulignant un aspect bien plus solennel, et enfin de façon presque orchestrale, venant cette fois-ci faire enfoncer la sensation que même après des malheurs, cette population n'en est que plus fière et forte.
Le casting a également été choisi avec intelligence, et bien que ses trois protagonistes ne soient pas le centre du métrage, font plaisir à voir, que ça soit Rutger Hauer, qui revient avec force sur les devants de la scène, mais aussi Charlotte Rampling, que l'on croyait, avec tristesse, condamnée à nous accompagner de A à Z, et puis le formidable Michael York (Tybalt du Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli).
Pour conclure, si vous êtes féru d'art et d'histoire, cette pellicule sera à placer dans le top 10 (voire le top 1) des films à voir en priorité. Son style narratif pourra décontenancer une part du public, celle-ci étant pour ainsi dire inédite, mais comment résister à un tel déluge de beauté et de culture ? (le néophyte sera même tenté d'aller glaner des informations sur le net pour en apprendre davantage, et pourquoi pas, se découvrir une nouvelle passion)
Mention spéciale pour Lech Majewski, réalisateur Polonais qui prouve une nouvelle fois son talent, ainsi que son amour pour l'art et une envie sans limite de le partager de façon subtile et passionnante afin de captiver son auditoire. On espère que l'exploitation Française soit à la hauteur du film, bien qu'il soit regrettable que son avant-première au Louvre ait été largement éludée par la presse (hormis Le Figaro).
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