L'histoire vient de Murakami mais c'est d'un souffle tout faulknérien (auquel il est fait de multiples fois référence) qu'est traversé Burning. Les caractères, les visions et les egos se cherchent, s'entrechoquent et puis s'évaporent, comme cette fumée qui s'échappe des flammes. Il y a une recherche très prégnante de la perception dans sa dimension la plus évanescente, la plus primale.
Comme Faulkner avec le Sud des États-Unis, Lee Chang-dong dépeint une société sud-coréenne en crise, en déliquescence. Celle qui se donne l'apparence de la bonne santé, mais qui s'effrite au-dedans, qui n'est plus que l'ombre d'elle-même. Symbole de cette jeunesse désemparée, Jongsoo, chômeur qui souhaite devenir écrivain, sans toutefois jamais réellement savoir ce que l’écriture signifie. C’est une personnalité complexe, travaillée par des forces contraires : un héritage paternel débilitant (la violence brute et incontrôlée) qui s’oppose à son caractère patient, renfermé, soumis serait-on tenté de dire, mais non point dénué d’intelligence. Il agit avec méthode et humanité dans sa recherche de la vérité, il paraît être l’unique compas moral de ce monde déboussolé par l’argent et le mensonge. Yoo Ah-in, avec son jeu d’acteur toujours à demi « autiste » (parallèle avec Benjy Compson du Bruit et la Fureur ?), retranscrit parfaitement ce décalage et s’impose peut-être comme la plus grande force du film après sa réalisation.
La réalisation parlons-en justement. Une petite claque. L’esthétisme est travaillé, Lee prend son temps (2h 30) pour nous imprégner de cette atmosphère glauque, étouffante et aseptisée de la Corée du Sud contemporaine. Le travail sur la lumière, les aubes et les crépuscules particulièrement, a de quoi marquer. Ce n’est pas juste nous montrer des feuilles qui bougent comme un certain Kim Jee-won dans A Bittersweet Life, c’est nous faire sentir ces feuilles, nous en évoquer la fragilité sereine et calme… La caméra est calibrée à la perfection, les plans studieusement cadrés et pourtant le réalisateur parvient à surprendre comme lorsqu’il règle la mise au point à mesure que les personnages parlent lors d’un long plan-séquence face au coucher du soleil. C’est un sans-faute, et une attention toute particulière est donnée au détail pour faire de cet univers un monde qui soit crédible, authentique…
Comme à la fin, lorsque Jongsoo se déshabille après avoir tué Ben : on remarque que le sang de ce dernier a traversé son pantalon et laissé une tâche sur sa cuisse.
Et enfin ! Enfin un cinéaste sud-coréen se décide à parler des problèmes qui touchent sa société. Lee Chang-dong en fait un portrait cru mais à mon sens plutôt juste. Société du paraître, des « Gatsby » dont Jongsoo dit à Haemi (sa copine) qu’ils sont trop nombreux en Corée, de la xénophobie et de l’arrogance, c’est tout un microcosme que le réalisateur met en scène dans tout ce qu’il a de plus détestable. En ce sens Lee se rapproche de Diao Yi’nan puisqu’il prend le parti de le mettre en miroir avec le monde rural. Un espace tout aussi marqué par la conflictualité latente, les non-dits et l’isolement. La campagne est ce monde de l’autrefois, de la jeunesse depuis longtemps oubliée, perdue. Haemi était-elle tombée dans ce fameux puits étant petite ? Sa mère et sa sœur n’en ont aucun souvenir, elle inventait, pour sûr. Le vieil homme pense qu’il n’y a jamais eu de puits à cet endroit. Mais la mère de Jongsoo, individualité du passé qui ressurgit à moitié flegmatique, à moitié intéressée, dit qu’il y en avait un. Perceptions chorales qui interfèrent les unes avec les autres à la manière d’un roman de Faulkner… La vérité, comme le mensonge, a souvent plusieurs significations.
D’autres lectures sous-jacentes sont encouragées par le cinéaste. La place de la femme dans la société, incarnée par Haemi, qui tout au long du film passe pour une fille facile, une sotte, alors qu’elle semble au contraire la plus proche des sensations, de la spiritualité, d’un monde de l’invisible. Évidemment on pense à son expérience mystique en compagnie des Bushmen d’Afrique australe, cette mélopée du tambour qui la fait entrer dans une sorte de transe, l’affranchissant temporairement du regard des autres porté sur elle. Dans un club branché, accompagné des claquements de mains des riches amis de Ben, surpris et volontiers moqueurs, elle se libère du poids des lois de cet empire du paraître pour atteindre une forme d’absolu, ce Great Hunger qui se rapporte à la recherche du sens de la vie : ne dit-elle pas qu’elle souhaite « disparaître » et non pas « mourir » ? Le rapport à la nature dans le film n’est pas anodin puisqu’elle reproduit cette danse devant le crépuscule, état médian entre le jour (phase de la raison) et la nuit (phase du mystère et du secret).
« Ce sont les putes qui font ça » lui dit Jongsoo lorsqu’elle se déshabille pour danser devant lui et Ben. Lee Chang-dong interroge également la place de la masculinité dans la société sud-coréenne. Miséreuse et gauche lorsqu’elle est sans le sou, elle devient prédatrice, dominatrice et assassine dès qu’il lui est donné le pouvoir de l’argent. Ben séduit en allant maquiller chez elles ses futures proies, lesquelles semblent pour beaucoup « être passées sous le bistouri », comme Haemi. Jongsoo ne la reconnaît pas d’ailleurs au début, et le seul souvenir qu’Haemi avait conservé de lui était sa remarque étant jeune comme quoi elle était moche. Proche des mots, de l’imagination, Jongsoo n’en est pas moins éloigné de la compréhension de la féminité ; comme Ben, il est à sa façon un assassin, ou plutôt un complice, cherchant à aborder Haemi par le regard oblique et faussé du misogyne. Attiré (irrationnellement ?) par Haemi en en connaissant seulement l’enveloppe charnelle, il se retrouve privé de tout moyen de la retrouver une fois celle-ci disparue. C’est en discutant avec l’une de ses anciennes collègues que Lee Chang-dong adresse les pointes les plus acérées au spectateur : « Maquillées, on est critiquées. Pas maquillées on est critiquées. […] No Country for Women. » Haemi, qui disait danser à temps partiel pour gagner un peu de sous tout en restant « libre » était en fait criblée de dettes, au point que sa famille la renie sans s’émouvoir de son ravissement. L’homme ne sait rien d’elle ou alors très peu ; la femme conserve toujours cette part incompressible de son être qui la rend inaccessible à l’homme. Comme le chat de Schrödinger (auquel il est probablement fait référence avec le félin d’Haemi), elle est partout et nulle part à la fois ; heureuse et malheureuse ; vivante et morte ; réelle et rêvée.
Pour conclure je ne peux qu’encourager à regarder Burning non comme un thriller mais comme une critique sociale à part entière que Lee Chang-dong a su orchestrer de main de maître. Formellement gracieux et hypnotisant (aspect renforcé par la bande-son minimaliste mais très réussie), le film ne peut que séduire par sa propension à questionner les méandres de cette société sud-coréenne en apparence seulement vivante et accomplie. Seul bémol, mais c’est là très personnel, j’aurais préféré une fin plus ouverte, peut-être tronquée de sa scène ultime (un remarquable plan-séquence de presque dix minutes !).