C’est l’histoire d’Haemi, une jeune fille esseulée et endettée, de Jongsu, un jeune coursier solitaire et peu bavard, ainsi que de Ben, un homme riche et mystérieux. Ainsi, vont se nouer des relations complexes, de différentes natures, entre les trois personnages.
La composition de chacun des plans est d’une richesse absolue. Sans vouloir restreindre le récit à un simple découpage narratif, il me semble que le film peut être (plus ou moins grossièrement) découpé en trois parties. La première étant la rencontre (bien qu’ils se connaissent déjà) entre Haemi et Jongsu. Celle-ci s’achève par l’arrivée de Ben et laisse ainsi place à la seconde partie qui se consacre aux trois personnages. Et enfin, la troisième, traite de la relation que partagent Ben et Jangsu, qui se déploie dans l’absence du personnage féminin : Haemi. Ainsi, il me semble que la “troisième partie” du film, celle qui débute au moment de la disparition de Haemi, communique l’impression que le film ne sait pas vers où il se dirige. A l’accoutumé, c’est un sentiment porteur d’une connotation assez négative, tandis qu’ici, c’est le tour de force du film. C'est-à-dire que Burning démontre une telle maîtrise, que l’on accorde une confiance, presque aveugle, à la suite que le film nous réserve. (C’est l’idée que le film, de par sa maîtrise technique, esthétique ou encore symbolique, instaure une sorte de pacte tacite de confiance avec le spectateur, entre ce qu’il montre et donc, ce qu’il promet de montrer.) Je pense que si cette troisième partie nous donne ce sentiment, à savoir “Mais où est ce que veut nous mener le film ?”, c’est parce qu’elle exclut le personnage de Haemi, qui avait été jusqu’ici représentée comme le noyau (celui qui rend le trio possible) de la relation, pour ne montrer que Ben et Jangsu. Et si, à ce moment là, on accorde une telle confiance dans la suite du film, c’est probablement parce que cette troisième partie parvient à retourner, de façon très intelligente, cette conception que l’on se faisait de la relation des trois personnages (à savoir Haemi comme un personnage indispensable au trio) en montrant que celle de Ben et Jangsu est toute aussi intéressante. D’ailleurs, notons que c’est une structure narrative très appréciable (nous y reviendrons après).
Le protagoniste, Jangsu est un personnage qui fait figure de citadin mais également de campagnard. Comment se bâtit sa relation avec Haemi ? Elle se bâtit sous différentes strates, au début c’est une rencontre qui prend place dans la ville, ainsi les rapports qu’ils entretiennent découlent du contexte dans lequel ils prennent place, à savoir : la précarité et la ville. Ce qui est intéressant, c’est que c’est une fausse rencontre, puisqu’ils se connaissaient lorsqu’ils étaient au collège, à la campagne. Ainsi, il semble intéressant de remarquer à quel point la ville et la campagne, conditionnent à leur manière, la relation entre Haemi et Jungsu. La ville induit l’idée de bruit, mais également d’étroitesse, que l’on retrouve d’ailleurs dans l’appartement tout exigu de la protagoniste. C’est un lieu à l’espace restreint qui prend place au milieu d’une ville surpeuplée ; en témoigne notamment le champ sonore omniprésent en fond, avec des klaxons, le bruit des voitures etc…Mais le studio d’Haemi résonne comme un lieu, un refuge qui permet une forme d’intimité, au sein même de la ville, que vont partager, pour quelques instants, Haemi et Jangsu. A contrario, la campagne est un lieu qui laissera beaucoup plus de place à la distance (cf : présence d’un troisième personnage et le calme absolu).
L’appartement d’Haemi sera le lieu qui acceuillera l’unique scène de sexe entre les deux personnages. C’est une scène riche de symboles, notamment autour de la figure du soleil - auquel plusieurs plans attachent une grande importance - qui incarne l’idée de rareté. En effet, les dialogues nous informent, dès le début de la scène, qu’une fois dans la journée, durant quelques instants, les rayons du soleil pénètrent la chambre lorsqu’il se reflètent sur la façade d’un bâtiment de la ville. Notons cette omniprésence de la ville, et (probablement) la critique qu’en fait le cinéaste. Au cours de cette séquence charnelle, les rayons du soleil font irruption quelques instants, et témoignent ainsi de l’instant privilégié qu’est le rapport sexuel qu’ont les deux personnages. Ce soleil symbolise donc la rareté du moment qu’ils partagent, qui sera d’ailleurs le seul rapport sexuel qui aura lieu dans le film, les autres étant de l’ordre de l’imagination, des projections mentales (ou de la masturbation solitaire). Le cinéaste appuie - mais de façon délicate et mesurée - sur la préciosité de cet instant en allant jusqu'à négliger le rapport sexuel. En privilégiant plutôt une caméra subjective qui regarde les reflets du soleil, plutôt que la monstration de l’acte sexuel en soi, le cinéaste élève l’acte sexuel à sa dimension purement symbolique. Cette scène est aussi très particulière du au silence qui surplombe la scène et où les bruits de la ville, absents durant quelques instants, montre cet espace comme le lieu où il est possible de créer des formes d’intimité, même dans le cœur de la ville (le lieu qui par essence, rompt avec toute forme d’intimité).
Ce qui est admirable, c’est que le film parvient à se déployer en partant d’un sentiment rare et fugace - celui du rayon de soleil qui survient durant l’acte sexuel. C'est-à-dire que le déroulement du film va se faire dans l’absence (et le manque ?) de ce moment si rare, auquel nous, spectateurs, avons eu la chance d’assister. Ce moment d’intimité privilégié, où l’acte sexuel en lui-même est parfaitement délaissé pour laisser place à une forme d’intimité plus symbolique, sera l’instant fugitif que les personnages chercheront à retrouver tout le long du film. (cf : la projection mentale de Jungsu où il imagine qu’il est dans le lit avec Haemi et qu’elle le masturbe). A ce propos, il y a un plan très intéressant qui renforce l’idée qu’il est difficile de trouver la solitude dans la multitude. C’est le plan en zoom arrière qui démarre sur Jangsu derrière la fenêtre du studio de Haemi, pour finir sur un plan d’ensemble où la ville qui occupe la totalité du cadre, en laissant une petite place à l’appartement de Haemi, sur la partie inférieure gauche du cadre. (cf : plan final du film Winter Sleep, de Nuri Bilge Ceylan, où la caméra part de la petite fenêtre pour finir sur un plan d’ensemble de la maison ensevelie sous la neige).
Le cinéaste montre avec justesse la naissance de la relation entre deux personnages, Jangsu et Haemi, complètement esseulés, qui arrivent à créer une forme de soutien, de solidarité et d’amour dans un contexte précaire, qui laisse difficilement place à l’intimité (comme évoqué précédemment). C’est un amour qui se forme également dans l’idée que ce sont deux personnages abandonnés, où la présence de l’un viendra éclairer quelques instants celle de l’autre. Pensons notamment à cette histoire du puits, où Heimei raconte qu’elle était tombée dans un puits lorsqu’elle était petite et qu’elle avait attendu pendant des heures en pleurs, jusqu'au moment où elle vit le visage de Jangsu apparaître. Au moment où elle rencontre cette histoire, elle ajoute que ce dernier ne s’en rappelle pas. A nouveau, cette histoire fait office de symbole pour traduire l’idée que Jangsu n’est pas conscient, il ne sait pas qu’il a “sauvé” Heimei (en gros, qu’il l’a arraché de sa vie malheureuse).
Du côté de Jansgu, son père est utilisé dans le film davantage pour la fonction qu’il incarne et les problèmes qui en découlent, que pour sa singularité et son intériorité. En effet, on le voit à peine, sa présence dans la diégèse a pour unique fonction les préoccupations qu’il suscite chez son fils. La famille, de façon plus générale, se fait absente dans Burning, ou faussement présente (cf : la scène entre Jangsu et sa mère au café).
L’arrivée du personnage de Ben se déploie dans l’ambition de ruiner ce charme fragile de l’instant, et donne ainsi de nouvelles couleurs aux rapports qu’entretiennent les personnages. Ici, Ben est montré sous différentes couches qui vont être dévoilées petit à petit…
La seconde partie du film s’attache à montrer la proximité qui se noue entre Ben et Haemi sous le regard de Jangsu. Ainsi, certains motifs vont être repris dans la troisième partie afin de communiquer l’idée que Ben est un personnage ennuyeux et ennuyé. L’un des éléments les plus évidents, est probablement la reprise du motif suivant : les personnages partagent un repas, la protagoniste occupe toute la discussion en racontant quelque chose d’assez banal, Ben la regarde puis baille et finit par regarder Jangsu en lui faisant un sourire hébété. Le cinéaste reprend exactement le même motif dans la troisième partie avec une femme différente. C’est en ce sens que le personnage de Ben est montré comme un bourgeois un peu ridicule qui s’ennuie et cherche à se divertir. C’est un portrait qui est d’ores et déjà dressé lors de ses premiers échanges avec Jangsu, durant lesquels Ben explique que le travail est un jeu, que la vie est un divertissement.
Ce film mène également une critique de la bourgeoisie, nuancée par un personnage très contrasté : Ben. Il incarne parfaitement le bourgeois citadin qui se rend de temps en temps à la campagne afin, non pas d’y trouver repos et harmonie avec la nature, mais davantage dans un esprit presque de conquête, de destruction (cf : sa volonté brûler, de façon soit disant mesurée - 1 fois tous les deux mois - les serres en plastiques). C’est un acte qui traduit évidemment l’esprit de la bourgeoisie ; c’est un personnage qui considère que par essence, ce sont des choses qui doivent disparaître, qu’il faut les brûler, au nom d’une moralité dite naturelle . Le dialogue suivant peut en témoigner :
Jangsu : C’est toi qui juge si elles sont inutiles ou pas ? (les serres en plastiques)
Ben : Non. Je ne juge pas. Je constate juste… qu’elles attendent d’être brûlées. C’est comme la pluie. La pluie tombe, la rivière déborde, provoque une inondation, et le courant emporte les gens. Est ce que la pluie juge ? Il n’y a ni bien ni mal là-dedans, c’est la moralité de la nature.
Ces serres en plastique représentent évidemment le prolétariat, le travailleur, qui doivent donc naturellement disparaître. Incendier les serres en plastique, c’est véritablement la métaphore de l’écrasement de la bourgeoisie sur le prolétariat. C’est dans une violence indicible que Ben affirme sa supériorité à Jungsu en le menaçant de brûler une serre en plastique, qui se trouve “très très proche de chez lui”. On observe d’ailleurs la crainte/ la menace que réussit à instaurer Ben chez Jungsu avec cette discussion.
Le personnage de Ben est vraiment exceptionnel, c’est un personnage qui est très énervant, de par sa sobriété et son aspect monolithique. De plus, c’est un homme avide de sensations (caractéristique propre de la bourgeoisie). En effet, à plusieurs reprises dans le film, il parle de cette basse qui résonne en lui - lorsqu’il “s’amuse pour de vrai”, typiquement lorsqu’il brûle de serres en plastique. C'est un personnage qui jouit de sa domination. A nouveau, c’est appréciable de construire un personnage aussi mauvais au travers de symboles aussi discrets (a contrario du bourgeois habituel au cinéma, qui remplit pleinement la fonction du méchant sans aucune mesure et discrétion). Le film n’épouse pas de conception manichéenne, où les deux tourtereaux incarneraient le bien et Ben, le mal. Au contraire, le personnage de Ben est voilé par le statut qui est le sien, celui d’un bourgeois avide de possession et de divertissement, mais qui est à la fois très complexe et intéressant. C’est un personnage qui s'ennuie aux côtés de ses amis.es fades et mornes, et qui ainsi, va chercher de la compagnie auprès de ses deux prolétaires, Haemi et Jangsu, mais alors pourquoi ? En fait, Jangsu est le premier à poser cette question, lors de la scène où Haemi et lui discutent en fumant une cigarette sur la terrasse de Ben. Il demande à Haemi si elle a une idée des raisons pour lesquelles Ben s'intéresse à elle.
- Jangsu : "Pourquoi il te fréquente à ton avis ?"
- Haemi : " Il dit qu'il aime bien les gens comme moi."
C’est ici que réside, en partie, l’originalité de cette relation ; au premier abord, on pourrait penser que l'intérêt que porte Ben à Haimi est motivé par des intentions sexuelles ou amoureuses, mais c’est bien plus complexe que cela… Au contraire, il me semble que Ben conçoit Haemi et Jonsgu comme des personnes qui l’amuse et le divertisse vraiment - de par l’admiration qu’il parvient à susciter chez eux notamment. En effet, il tire du plaisir de l’inquiétude qu’il provoque chez Jangsu en lui parlant de sa passion pour brûler les serres en plastique. Ainsi, c’est un rapport très ambivalent que Ben entretient avec les deux autres personnages, il y a à la fois une volonté de se mêler à “la population” (en gros, trainer avec des prolétaires), mais en même temps il a un rapport de destruction et d’appropriation des seuls biens que possède Jangsu (celle qu’il aime - même si il ne la possède pas - ainsi que la serre de son père). En fait, Ben est un personnage qui réunit à lui seul toute la contradiction que peut porter un bourgeois en lui (il tire un charme de “l’authenticité” de la vie prolétaire, tout en conservant sa volonté de dominer et détruire cette vie-là).
Ce qui est particulièrement admirable, c’est que le cinéaste crée un récit qui se démarque complètement des conceptions scénaristiques traditionnelles ; le personnage féminin, ici, n’est pas mis au centre du conflit entre le prolétaire et le bourgeois, comme l’objet que les hommes se disputent. Au contraire, Haemi est abordée dans son intériorité et sa singularité, elle n’est pas un simple outil narratif ; elle fait partie intégrante du film et alimente la diégèse par sa présence mais également par son absence.
Pour finir, c’est peut-être la façon la plus évidente de concevoir la fin, mais le meurtre commit par Jangsu sur Ben est probablement une vengeance du prolétaire sur le bourgeois. Une fois de plus, on retrouve cette nette opposition, celle des voitures, qui occupera une présence importante dans l’ensemble du film et qui servira à montrer la distinction bien tranchée entre les classes sociales respectives des deux personnages. Cette tentative d’explication de la fin du film est renforcée par l’impression qui plane tout le long du film : celui d’un 'aller-retour permanent, de la part de Jangsu envers Ben, qui oscille entre jalousie, incompréhension, admiration, mépris et colère - qui fini par s’achever par cette vengeance finale.