Ce premier film ukrainien a été réalisé avant la guerre mais la préfigure avec une déroutante acuité, à travers l’histoire d’une soldate revenue de captivité qui tente de se reconstruire parmi les siens.
Un vertige saisit au visionnage de Butterfly Vision. On a beau savoir que le film a été tourné avant la guerre, ou plutôt avant février 2022 et l’invasion russe de l’Ukraine, on a la sensation que tout est déjà là : le conflit, la violence, la société qui se crispe. Et même une image de Kiev détruite sous les bombes. Un simple cauchemar, pour l’héroïne. Mais la réalité du conflit l’a rejoint.
Butterfly Vision est un film dur, percutant. Et pour cause, l’Ukraine, en réalité, est en guerre depuis huit ans, depuis que s’agitent les mouvements séparatistes dans le Donbass. Première œuvre de Maksym Nakonechnyi, il suit Lilia (Butterfly, selon son nom de code), pilote de drones dans l’armée ukrainienne, qui a été capturée par les séparatistes pro-russes. Le long-métrage s’ouvre sur sa libération. Très vite, la mise en scène nous fait deviner ses traumas : l’image se dérobe, « glitche » comme un écran radar en proie aux interférences ou des parasites. Ce sont ses traumas, qu’on découvre peu à peu : des tortures, un viol, un enfant à naître de ce viol. L’idée du film est venue au jeune cinéaste alors qu’il montait un documentaire sur les femmes ukrainiennes engagées dans l’armée, qui lui confiaient préférer se donner la mort plutôt que finir aux mains de l’ennemi.
Lilia, elle, est revenue. Elle doit se reconstruire auprès des siens, loin du fracas des armes. Problème : le front l’a déjà rattrapé. La guerre a imprégné les corps et les esprits. C’est une société ukrainienne rongée par le militarisme que nous raconte Butterfly Vision. Tokha, le petite amie de l’héroïne, fait partie d’un petit groupe paramilitaire et nationaliste. Faute d’aller se battre pour de vrai, il mène des raids avec ses camarades sur des camps de Roms, jusqu’à commettre l’irréparable.
Quand il est venu présenter son film en mai au Festival de Cannes (en sélection Un certain regard), Maksym Nakonechnyi a évidemment défendu son pays contre les appétits fous de Vladimir Poutine. Mais en tant que cinéaste, il s’attache à brouiller les frontières faciles entre camp du bien et camp du mal. Ni noir ni blanc, en témoigne la colorimétrie du film, toute en nuances de gris. Ainsi, Lilia s’attend à du soutien en rentrant au bercail. Au contraire, le fait qu’elle ait survécue - agravé par sa condition de femme - la rend suspecte aux yeux de certains. Le temps d’une scène implacable dans un bus, Nakonechnyi dit toute l’absence d’empathie que peuvent avoir les habitants pour leurs vétérans.
Portrait d’une société, Butterfly Vision est toutefois avant tout celui d’une femme dans un monde d’hommes. Impossible, dès lors, de ne pas saluer la partition de l’interprète principale, Rita Burkovska, tout juste primée au festival de Saint-Jean-de Luz. La jeune actrice déploie un jeu tout en silences et en corporalité, pour souligner le message cruel du film : qu’importe au fond le vainqueur, à la fin des comptes, ce sera la guerre - en tant qu’idée, en tant que disposition mentale - qui aura gagné.