[Noter sur 10 des films que je n'ai vus qu'une fois, et avec une connaissance variable du contexte de production, me paraît un peu artificiel. Je note donc 5 par défaut, et 10 ou 1 en cas de réaction extrême. Mes « critiques » rendent compte, en analysant principalement le scénario, la mise en scène et les représentations, dans une articulation entre esthétique et politique, des éléments qui m'ont (dé)plu, m'interpellent, me font réfléchir, m'émeuvent, etc. Attention, avec des spoilers quand c'est nécessaire !]
Je n'avais pas spécialement d'attentes en allant voir BXL, sorte de variation belge du « film de banlieue » français, genre qui a souvent tendance à s'enfermer dans tout un tas de clichés et discours bien-pensants. En sortant de la séance, je me disais : « en fait, c'est brillant ». Notamment en ceci qu'il se crée, à mon sens, un véritable dialogue entre milieux sociaux ; la manière dont les réalisateurs Ish et Monir Aït Hamou dépeignent ces personnages de quartier populaire n'a pas le côté voyeuriste ou hautainement misérabiliste, ce bourgeois gaze qu'on retrouve si souvent, mais est de l'ordre du partage d'expérience, dramatisé bien sûr, et sans concession, auprès notamment du public blanc que constitueront vraisemblablement la majorité des spectateurices.
Ainsi, la toute première séquence est une mise en scène que je trouve très astucieuse, simple et diablement efficace, de l'expérience minoritaire des personnes racisées et issues des quartiers populaires. Un jeune garçon vient d'acheter un sandwich dans un snack bruxellois et traverse la ville à vélo pour l'apporter à son ami. Avec lui, la caméra traverse Bruxelles, tantôt restant sur lui, tantôt s'attardant sur le paysage, l'architecture, dans un geste cinématographique presque touristique, avec des travelings, des panoramiques, les jeux de lumière captés sur les vitres des buildings... En même temps, en surimpression, s'affichent des citations de responsables politiques belges et du monde entier, des propos racistes décomplexés et d'une violence inouïe (ainsi Zemmour appelant à bombarder Molenbeek). On ressent alors une partie de ce que c'est, l'expérience minoritaire : à la vie de tous les jours, avec sa beauté et ses embouteillages, se superpose, en permanence, la conscience de cette haine organisée.
S'ensuit une scène moins réussie à mon goût car un peu artificielle dans son écriture et dans son jeu, mais qui mérite d'être commentée, où les deux amis commentent les différents snacks et les différentes sauces dans une référence assez directe au dialogue entre Jules et Vincent sur les burgers dans Pulp Fiction. Je crois que cet « hommage » manifeste une volonté des auteurs de ne pas se laisser enfermer dans les codes et les esthétiques du film social, en allant chercher du côté du cinéma américain, des films de gangster, des film de boxe, en particulier avec toutes les scènes autour des combats de MMA, que ce soit le combat à proprement parler ou la scène de contrôle d'identité sur un parking où Sabri (Rabi Siouda) veut pousser Tarek (Fouad Hajji) à se battre avec un policier.
Après plus d'une heure de visionnage, je commence à grincer des dents en me demandant : où sont les personnages féminins ? Le film ne passe même pas le test de Bechdel (les nombreux personnages masculins, occupent quasiment tout le temps d'écran, et on a juste droit à une brève scène où Tarek vient chercher Fouad auprès de son enseignante et sa directrice). Mais une scène de la dernière partie du film vient apporter un éclairage sur cette absence et, même si je pense qu'il aurait été possible de faire mieux que s'en sortir par une pirouette, je trouve au moins que celle-ci a le mérite d'être maligne. Lors d'une discussion avec Tarek, sa partenaire Sophia (Naïma Rodric) l'engueule, et la portée de sa critique va visiblement au-delà de leur seule relation, c'est presque le film et ses auteurs que Sophia engueule, comme un aveu d'impuissance, et peut-être au passage le public qui ne se serait pas soucié jusqu'ici de l'absence de personnages féminins ; en substance, elle lui dit : « et les meufs, tu y penses ? tu ne nous calcules même pas alors qu'on trime encore plus que vous ». Une manière d'attirer notre attention sur l'intersectionnalité et sur le fait que, même si le film nous partage une expérience minoritaire particulière, c'en est une parmi d'autres et les angles morts sont toujours nombreux.
On ne sait pas toujours où va la dramaturgie générale, qui multiplie les pistes : on est plutôt sur une tranche de vie, mais l'arche du recruteur américain qui veut faire combattre Tarek semble pouvoir nous emmener vers un autre type de récit, mais la promesse s'éternise, avant que le film ne prenne une tournure nettement plus tragique. Et ce qui est vraiment intéressant, c'est qu'à ce moment-là, tout ce qui a été construit avant, de manière assez organique, nous permet de comprendre l'état d'esprit des personnages. Au moment où l'on pourrait les vouloir révoltés, on comprend au contraire leur résignation – après tout, cela fait des années que Tarek essaie de faire réparer la porte de son appartement, détruite par des policiers qui se sont trompés d'adresse pour une perquisition. Je pense notamment à une séquence qui suit le point d'orgue dramatique du film, très calme, avec un jeu de mise en scène entre un personnage replié sur lui-même et des voix hors-champ dont on ne sait s'il les entend ou non, où l'on s'attendrait au choc et à la rage de sa part, mais où l'on n'a que prostration et fatalisme, tant dans sa posture à l'image que dans les discours sur lui qu'on entend : c'est la norme. Et à cette scène finale que je trouve, encore une fois, vraiment habile. Le troisième acte (« l'épilogue », disons) du film est assez long, tant et si bien que j'en viens à me demander comment tout ça va bien pouvoir finir, que tout a été dit et qu'il serait difficile d'ajouter un nouveau rebondissement qui ne soit pas comme un cheveu sur la soupe. Pourtant, nouvelle pirouette qui est bien plus qu'une pirouette, avec une fin ouverte qui laisse le personnage principal avec un dilemme, ou du moins l'ouverture d'une possibilité, terrible, que je reçois comme une ultime claque qui ramène à la séquence initiale, une claque qui me dit : « voilà, maintenant qu'on a traversé tout ça, maintenant qu'on a un peu le contexte, tous vos discours sur Molenbeek ou le terrorisme, vous les entendez toujours pareil ? ». Pendant que, par exemple, les frères Dardenne croient bon de pondre avec Le Jeune Ahmed un film sur la « radicalisation », les frères Aït Hamou font ici une proposition qui vient d'un endroit beaucoup plus juste, et infiniment plus intelligente.