Regarder « C’est dur d’être aimé par des cons », documentaire retraçant le procès opposant le journal Charlie Hebdo (assigné) à la Mosquée de Paris (assignant), et finir deux jours plus tard « Le Rire » du philosophe Henri Bergson, ça crée forcement des nœuds. Ces nœuds ne sont pas innovants. Ils font partie intégrante du cordage qui maintient le plus harmonieusement possible le mat, le tronçon de valeurs communautaires, propre à notre société. Aujourd’hui les nœuds se desserrent, le mat vacille. Mais peut être qu’à la manière d’un cabestan, il suffirait à nouveau de tirer dessus.
Loin de faire une exposition exhaustive des notions que développe Bergson à propos du rire, certaines idées se dégagent et frappent admirablement.
Déjà, que l’émotion empêche le rire.
Cette simple assertion nous dévoile à elle seule le mécanisme à l’origine de cette discorde civique, d’un pays se noyant insidieusement dans les tortueux travers de la partialité. On repense presque mélancoliquement à ce stade (2007) d’une virulente mais encore bienséante confrontation démocratique.
Puis, Bergson rappelle la fonction sociétale du rire.
Dans un référentiel bien français, un imaginaire collectif, le philosophe décrit l’homme idéal comme un individu assimilant, plastique, s’adaptant parfaitement aux situations qu’il rencontre. Seulement, à l’image du passant qui chute suite à un obstacle ou encore de l’employé que l’on sort de son inflexible routine, l’adaptation n’a pas toujours lieu.
Il est facile de se représenter les nombreuses scènes de comédies qui découlent de cette simple observation. Mais plus important encore, Bergson extrapole cette confusion à la pensée humaine, qu’il juge paresseuse, elle aussi en proie à une plasticité limitée. En résulte bien souvent un mécanisme de distorsion de la réalité afin de pouvoir vivre confortablement dans nos conceptions et représentations naturellement étriquées. Par analogie, certes caricaturale, Bergson utilise la mordante image de Don Quichotte, chargeant plein fer dans son imaginaire chevaleresque.
C’est ici donc, que le rire ferait office de parade, de mécanisme social défensif. La confrontation étant inévitable, il est celui qui à la fois empêcherait l’isolement, conséquence de l’inadéquation sociétale, ainsi que le développement d’un certain esprit critique à postériori. Finalement, le tout c’est de reconnaître cette raideur propre à l’homme.
« Ici encore notre premier mouvement est d’accepter l’invitation à la paresse. Pendant un instant au moins, nous nous mêlons au jeu. Cela repose de la fatigue de vivre. »
Avec un certain recul, on peut entendre le rire comme le rappel inlassable, de la propension naturelle de l’homme à se figer dans le prisme de ses représentations. Il est l’indicateur indirect de notre plasticité limité et de notre insidieuse paresse. Il n’est pas difficile de se représenter l’importance que revêt son indépendance. Ceci étant, il ne s’agit surtout pas de nier le caractère brutal que peut avoir le rire. Issu d’une violente confrontation, il est, qu’on le veuille où non, de nature à choquer le parti ciblé. D’où les mots très âpres, bien qu’associés à un mécanisme inconscient, que n’hésite pas à employer Bergson :
« Le rire est, avant tout, une correction. Fait pour humilier, il doit donner à la personne qui en est l’objet une impression pénible. La société se venge par lui des libertés qu’on a prises avec elle. Il n’atteindrait pas son but s’il portait la marque de la sympathie et de la bonté. »
Paroles très crues, mais qui résonnent dans le contexte actuel comme le rejet sociétal de toute tentative d’isolement, résultat d’une inadéquation.
L’inadéquation, c’est cet oubli, qui va évidemment bien au delà de la question de certaines dérives idéologiques de type religieux, que chacun est la victime inconsciente de ses propres représentations, d’une certaine raideur intellectuelle. En rire en devient, plus qu’un droit, un devoir. Le caractère intact de son émancipation est absolument nécessaire pour la survie d’un référentiel français, en lente mais perceptible déliquescence. Bien d’autres représentations fallacieuses et fondamentalement incompatibles se côtoient et échappent encore aux vertus critiques d’une saine et décapante moquerie.
Malgré toute la lâche, ineffective et inopérante récupération politique qui eu lieu derrière ce procès, Charlie hebdo, c’était un cri du cœur. Un rappel pour faire ressurgir, pour réactualiser nos convictions les plus sincères. C’était aussi le douloureux indicateur de l’état d’esprit des français, que ce soit des politiciens, des citoyens laïques, athées ou croyants. Bref, un amer état des lieux. Bien trop peu ont répondu présent… et bien trop nombreux en on subit les conséquences.
Loin de donner toute la belle part au rire, Bergson finit par nuancer superbement ses propos, en y insérant la notion de réflexion consciente mais surtout une certaine vue d’ensemble qui est, à mon avis, cruciale pour comprendre où se situe l’intérêt général.
« En général et en gros, le rire exerce sans doute une fonction utile. Toutes nos analyses tendaient d’ailleurs à le démontrer. Mais il ne suit pas de là que le rire frappe toujours juste, ni qu’il s’inspire d’une pensée de bienveillance ou même d’équité (…). Pour frapper toujours juste, il faudrait qu’il procédât d’un acte de réflexion. Or le rire (…) châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès, frappant des innocents, épargnant des coupables, visant à un résultat général et ne pouvant faire à chaque cas individuel l’honneur de l’examiner séparément. Il en est ainsi de tout ce qui s’accomplit par des voies naturelles au lieu de se faire par réflexion consciente. Une moyenne de justice pourra apparaître dans le résultat d’ensemble, mais non pas dans le détail des cas particuliers. »