France avec les loups
La Grand Guerre aura généré les grands films de Bertrand Tavernier : après La Vie et rien d’autre, Capitaine Conan reprend le chemin des tranchées, dans une approche assez similaire sur le plan...
le 13 juin 2018
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Pour les non initiés aux travaux de Bertrand Tavernier, la vision de "Capitaine Conan" équivaut à une entrée en matière des plus excitantes. Ce second film sur la Grande Guerre après "La vie et rien d'autre" génère tout ce qu'il y a cinématographiquement de plus attractif : Une vision du terrain et de sa sauvagerie entre hommes conditionnés à dessouder son prochain le couteau entre les dents et les brèches d'un système fragile incarné par une armée française éclatée de toute part. La grille de lecture de Conan s'applique presque en totalité sur l'ensemble de la carrière d'un cinéaste qui aura su jongler avec plus ou moins de bonheur avec les genres. Le plaisir de Tavernier étant de disséquer les mécanismes des institutions brisant au passage les laissés pour compte ou condamnant les innocents au sein d'une machine à broyer judiciaire. Des institutions faites de textes et de lois faillibles puisque nés et écrites de la main de l'homme puis appliqués uniformément sans toujours tenir compte du contexte. L'allégorie de "L'horloger de St Paul" mettait déjà en parallèle l'habileté de Descombes (Philippe Noiret) à retoucher les rouages délicats d'une pendule puis à se perdre dans l'engrenage de la justice. Une opposition entre le savoir faire professionnel d'un quidam dont le monde s'écroulait sous ses yeux et sa méconnaissance de l'appareil judiciaire qui pour le coup n'avait pas le même souci de précision. Même constat pour une garnison de soldats dans une France de 1918 exsangue de ses forces prêt à rebâtir sa solidité morale et de se racheter une vertu au travers d'une affaire de vol avec violence. Un condensé d'incompréhensions, de paradoxes, de conflits de caractères et d'une sacrée dose de contre-ordres irresponsables orchestrés par des têtes pensantes en uniformes proprets. Cible visée par Tavernier, le sommet de la pyramide et ses officiers dépassés par la tâche d'une démobilisation en terre Bulgare qui se fait attendre suite à l'Armistice.
Immobilisé à "Bucarest", tout un bataillon français s'apprête à prendre du bon temps avec filles de joie et gnôle de circonstance. Un dérapage s'opère lorsqu'une poignée de soldats commet un hold up dans un bouge du coin. Bien que réticent, Norbert (Samuel Le Bihan), Lieutenant détenteur d'une licence de lettres est commis d'office en commissaire-rapporteur. Il se retrouve opposé au Lieutenant Conan (Philippe Torreton) dont les hommes sont accusés du méfait. Problème draconien : Norbert et Conan sont amis...
Il aurait été facile pour Tavernier d'essuyer sa baïonnette au col d'un Général en capitalisant son dégout de certaines décisions prisent à l'emporte pièce par une hiérarchie j'men foutiste. Il y est plus question ici d'éplucher consciencieusement deux points de vue radicalement différents et en tout point complémentaires. D'un côté, juger l'acte répréhensible d'une bande de salopards et de l'autre, prendre en considération que ces soldats sont d'ex-taulards responsables de batailles gagnées dans la sueur et le sang dans le but d'atténuer leur lourde peine. La vision de Norbert se polarisant sur une réflexion d'un homme lettré opposée à celle de Conan dont le coeur dépasse la raison en bon soldat de terrain ultra-violent qu'il est. Une fois encore l'être humain parle en fonction de sa spontanéité, de son éducation et de sa capacité à raisonner avec le recule qu'il se donne. "Conan" peut être vu comme une métaphore du peuple perfectible en souffrance et sanguin ainsi que d'une classe plus aisée et instruite qui adopte un mode de pensée moralisateur et démago afin d'éviter un maximum de vagues mais aussi dans le but d'assurer une forme d'équité au pays des hommes. Le cinéaste Tavernier se situe à l'intersection de cette réflexion sans en prendre le moindre partie. Si l'artiste a été vu comme un cinéaste d'extrême gauche et catalogué comme "caution des milieux pétitionnaires", "Conan" rétablit un déséquilibre politique amenant un ordre de pensée tout en nuance et plutôt démocrate. Une thèse appuyée par une mise en image anti-spectaculaire ou le spectateur assistera aucunement à un ballet de mise à mort de soldats mais à un champs de bataille destructuré illustré par de longs travellings. L'idée du cinéma de Tavernier se trouve-là entre le cassage d'une stylisation de l'action racoleuse mais fortement illustratrice et le film dossier polémique pointant les aspérités du système. Une approche qui pour "Capitaine Conan" rend le fond et la forme extrêmement cohérents et enfonce une porte largement ouverte : Sur le terrain ou dans les bouquins, la franche connerie n'est jamais bien loin. Après tout, nous ne sommes que des hommes...
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le 4 déc. 2018
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