Polanski nous avait laissé sur notre faim avec son Ghost Writer en dents de scie, thriller au casting remarquable mais plombé par une mollesse parfois exaspérante. Autant dire qu'il revient en grande forme avec Carnage en se tournant vers un genre qui lui est familier, le film d'appartement. Huis clos étouffant dans la lignée de Répulsion, Rosemary's baby et Le Locataire, Carnage parvient à nous entraîner dès ses premières minutes, pour ne plus nous lâcher, au cœur d'un espace réduit où l'action se joue en temps réel : deux couples new-yorkais (Jodie Foster / John C. Reilly face à Kate Winslet / Christoph Waltz) tentent de trouver un arrangement suite à la bagarre de leurs fils respectifs dans un jardin public, mais la conciliation se révèle impossible à mesure que la rencontre entre les parents s'envenime.

Unité de temps et de lieu, casting réduit, absence de musique (sauf générique), longs plans séquences, dialogues incessants... le cinéaste assume le caractère théâtral de son projet, adapté de la pièce Le Dieu du carnage de Yasmina Reza (ici co-scénariste de Polanski). Si l'on peut déplorer dans un premier temps cet aspect « théâtre filmé » qui domine le film, en regrettant un certain manque de matière cinématographique, on ne peut en revanche aucunement nier la belle performance du casting, qui parvient à nous fasciner constamment par une incarnation jubilatoire, souvent au vitriol, de nos contemporains et de tous leurs travers. Laissant libre cours au jeu cathartique du théâtre, Polanski signe l'une de ses œuvres les plus misanthropes et les plus pessimistes quant à la nature humaine. Les quatre protagonistes, courtois dans un premier temps, se métamorphosent peu à peu, dans un décor qui finit par prendre des allures de cage à fauves voire d'arène, en bêtes gouvernées par leurs instincts primaires. On glisse, d'un bout à l'autre du film, du dialogue poli à des échanges de cris, d'une gestuelle mesurée à des actes violents, du sourire mielleux aux rictus les plus carnassiers. Les personnages brisent le masque de la civilité pour révéler leur nature profonde, inavouable faciès forgé d'égoïsme, de haine, de rancœurs. Les limites spatiales du décor se confondent avec les limites mentales de leur hypocrisie. Une hypocrisie qui ne durera qu'un temps, volant en éclats dès la première crise de l'intrigue (le vomissement de Kate Winslet). Les deux couples finissent par se déchirer comme des enfants violents, ou plutôt comme leurs propres enfants, qui, par leur présence en filigrane distillée à travers les actes et paroles des parents, deviennent les vraies vedettes du film. Polanski filme littéralement une bagarre d'enfants, un rapport de force infantile toujours changeant : couple contre couple, homme contre homme, femme contre femme, femmes contre hommes.

Portrait microcosmique d'une humanité malade, Carnage se fait le miroir impitoyable de ses travers : l'homme moderne est un barbare, au sens premier du terme, dans la mesure où il est un étranger perpétuel pour les autres et pour lui-même, un être perdu, sans autre repère que son nombril désormais virtualisé (running gag du smartphone, de plus en plus inquiétant), d'un égoïsme puéril et tragique. Chaque personnage incarne à sa manière un fragment de ce portrait, une pièce du puzzle absurde qui constitue l'humanité, une facette de ce qui apparaît finalement comme une seule et même entité, une seule et même meute. Les dialogues, brillamment interprétés par des acteurs parfois à contre-emploi (John C. Reilly abandonne ses habituels rôles débonnaires pour incarner un incroyable salaud), ne font qu'alimenter cette image absurde de l'homme, en même temps qu'un paradoxe à double sens : si, dans le cadre de l'appartement, les personnages se comprennent de moins en moins en parlant de plus en plus, la métaphore peut aisément s'étendre à l'incommunicabilité de notre temps, fondée jusqu'à l'absurde sur la toute-puissance d'une soi-disant communication. Les moyens de communication toujours plus perfectionnés, mis à notre disposition, ne sont que les outils d'une aliénation radicale, d'un décentrement terrifiant. Réplique jouissive crachée par Kate Winslet au visage de Christoph Waltz : « Ce qui se passe ailleurs est toujours plus important ! » Le cinéaste ne cherche certes pas la finesse, mais force est de constater que le message est diablement troublant lorsque l'horreur, à l'inverse de Rosemary's baby et Répulsion où elle était indicible, éclate au grand jour sous une forme résolument satirique. Avec son titre faussement gore, à saisir évidemment dans un sens ironique, le nouveau Polanski est un savoureux « carnage » de salon, une comédie se révélant horrifique dans sa vision des mœurs de l'homme moderne, secouée par d'irrésistibles éclats d'humour noir et absurde, une satire qui fait mouche par sa candeur paradoxale, prouvant une fois encore que ce n'est pas forcément avec de bons sentiments qu'on fait du bon cinéma.
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le 13 déc. 2011

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