Carnaval
6.2
Carnaval

Film de Henri Verneuil (1953)

Deux noms me sont venus à l’esprit en le voyant : Rabelais et Bakhtine.


Rabelais, parce que le thème du film est le même que celui du Tiers livre : la douloureuse condition ontologique du cocu, l’être-cocu, le cocufiage. Qu’est-ce que cela signifie être cocu ? Qu’est-ce que cela fait d’être cocu ? Que faut-il faire quand on est cocu ? Dardamelle, l’architecte de Pagnol (au nom d'ailleurs assez rabelaisien), est un autre Panurge, ou plutôt un Panurge inversé. Panurge hésite à se marier car il se demande s’il va être cocu ; Dardamelle est marié et apprend dès le début du film, de la bouche de sa femme qui veut le blesser, qu’il l’est. Panurge craint de le devenir tandis que Dardamelle s'exhibe avec fierté. Panurge s'engage dans un périple maritime tandis que Dardamelle parcourt la ville d'Aix-en-Provence sur le "Char des cocus".


Bakthine. Le théoricien russe de la littérature a écrit sur le carnaval. Pour lui, cette fête populaire médiévale se caractérise par le renversement. Le carnaval est le temps de l’année où l’ordre social est renversé. Le maître devient l’esclave et l’esclave le maître. On assied le roi sur un âne et le fou prend sa place sur le trône. Le carnaval aixois filmé par Verneuil obéit aussi à cette logique de renversement : en effet, Dardamelle n’a pas honte d’être cocu, au contraire, il en est fier. Il le clame sur tous les toits, il le revendique avec force et sourire. La fierté est une affirmation ontologique, une exaltation du « Je suis » et combien de fois dans ce film Fernandel répétera de sa grosse voix : « JE SUIS COCU ! ». Cocu assumé, cocu revendiqué, cocu affiché, cocu placardé, cocu exposé, cocu proclamé, cocu émerveillé, cocu enchanté.
Cette étrange stratégie paye. Le renversement qui a lieu d’abord dans la personne de Dardamelle (la joie au lieu de la tristesse, les rires au lieu des pleurs) va opérer autour de lui : c’est l’épouse et son amant qui ont honte de la situation et en font grief au mari cocufié ! C'est lui le méchant, le cruel, le scandaleux ; c'est lui qui ne se comporte pas comme il faut, c'est lui qui bouleverse le paisible ordre bourgeois de la petite ville en ayant le front de vivre avec bonheur son cocufiage ! C’est un puissant ressort comique que celui du renversement, comme l’avait bien vu Bergson. Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’un renversement physique ou mécanique (l’arroseur arrosé) mais moral (le cocu triomphe de l’amant, comme en témoigne la scène de l’échange des cravates). Le renversement va jusqu’à s’étendre à toute la ville, quand Dardamelle a le coup de génie de monter pour le carnaval un "Char des cocus". Les hommes de la ville se pressent autour de lui pour monter sur le char, affublés de cornes, pour revendiquer ce que toute la ville sait déjà et vivre pleinement, en somme, leur être-cocu, vivre, si vous me passez cette expression, leur meilleure vie de cocu. D’où la scène délirante de ce que l'on ne saurait appeler autrement qu’une CUCK PRIDE ou une CUCK PARADE. L’attitude de Dardamelle n’est dès lors plus une petite farce excentrique mais gagne les dimensions d’une grande performance carnavalesque, d’un happening géant qui fait éclater les conventions sociales et l’hypocrisie qui les accompagne. Gare à celui qui verrait dans ce film une fable lourdaude car elle est tout le contraire. Gracieuse, sincère, à l’image de cette tirade finale, poignante, où l’architecte, qui se souvient qu'il a été, jeune, étudiant aux beaux-arts, exalte l’amour, la fidélité, la confiance et la morale (pour les cinéphiles : la comparer et l'opposer ligne à ligne avec la tirade finale d’un autre personnage d’architecte, Howard Roark dans The FountainHead de King Vidor, d’après le roman d’Ayn Rand).
Amour, fidélité, confiance, morale. Voilà ce qui est proprement transgressif et scandaleux. Verneuil et Pagnol ont su saisir la puissance de corrosion de la folie carnavalesque et, à ce titre, ils signent un beau film populaire, drôle et merveilleusement intelligent.


                                                                                *

Bonus : La scène jubilatoire de la séance de psychanalyse avec Saturnin Fabre et Fernandel. Où l’on voit toute la gaieté provençale de Pagnol, cette gaieté que l’on trouve dans les fabliaux du moyen-âge, ridiculiser le charlatanisme de cette pseudo-science moderne. Le personnage du psychanalyste, avec sa lampe sur le crâne, est ridicule. Il débite son salmigondis sur le subconscient et les traumas de l’enfance devant un Dardamelle aussi coopératif que circonspect. Jamais la psychanalyse n’a été, à mon sens, autant tournée en dérision que dans Carnaval, et avec autant de légèreté. Rien que pour cela, j'attribue la note de 8 cours Mirabeau sur 10.

LeJardindesIdees
8

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le 9 nov. 2021

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