Je vous ai toujours apprécié. Vous, votre charme anglais et vos cols roulés. J’ai chanté les louanges de votre prestation dans Des Hommes et des dieux. Aux côtés de Lucchini dans Alceste à bicyclette, j’ai considéré que vous incarniez le plus convaincant des Philinte. J’ai salué votre brève mais intense apparition dans ce monument du cinéma français qui s'intitule Le Gendarme et les extra-terrestres. Aussi la question qui me vient, tel un cri de douleur, est la suivante : POURQUOI ? Je ne dirai rien de cette scène grotesque où vous incarnez un hirsute et très vulgaire va-nu-pieds ; ma diatribe portera sur le film en général. Enfin si l’on peut appeler « film » cette bouillie infâme (Matrix : Déglutitions) alternant péniblement entre des scènes de bavardages pompeux, pseudo-philosophiques et des scènes de combats qui provoqueraient la somnolence dans un EHPAD (Matrix : Endormitions).
Vous le savez Lambert, Bresson appelait de ses vœux un art du « cinématographe ». Plus ordinairement, les personnes se rendent au « cinéma ». D’autres se font un « cinoche ». D’autres encore vont au « ciné ». Matrix : Exécrations est moins que tout cela. C’est du « cin ». Voire du « ci». Voire rien du tout. Ce n’est pas une résurrection, c’est une crucifixion de la science-fiction en faible résolution.
J'ai toujours su au au fond de moi que ce film allait être mauvais. Je tenais juste à savoir à quel point. Seule une curiosité malsaine a pu me conduire à m’infliger cette punition visuelle et intellectuelle. Je vous le confesse sans détour, Lambert, je n’ai rien compris. Malgré mon état de concentration maximale, je n’ai absolument rien entravé à ce qu’il se passait. Je n’étais pas le seul. Ce couple devant moi : elle, à gauche, recroquevillée dans son fauteuil tel un dauphin paralysé, la main sur le visage ; à droite, lui, les jambes écartées, les genoux sur les coudes, la tête dans les mains, le buste penché en avant comme pour se rapprocher le plus possible de l’écran. Je pouvais imaginer le message qui s'affichait dans son cerveau : Fatale Erreur Système.
De toute façon, vous aussi, Lambert vous n’avez rien compris au film. Et comment vous le reprocher ? Keanu lui-même n’a rien compris. Nous l'observons sur son visage à chaque plan, à chaque seconde du film. Cette incompréhension foncière, ce scepticisme radical à l’égard du scénario, ce regard de poisson mort dépassé par des événements inintelligibles. Un personnage secondaire sort de nulle part et lui dit : « ouah vous êtes une légende, c’est trop incroyable, je suis trop content de vous voir en vrai ». Ce à quoi il se contente de répondre laconiquement un « en vrai… » lourd de signification. Lourd de cette signification-ci : « je ne sais pas qui tu es et je n'ai pas la moindre idée de ce que je fais là ». Je peux témoigner que ce que j’ai vu et entendu pendant plus de deux heures n'avait aucune espèce de sens. « Je ne suis pas sûr de comprendre », Cette phrase que prononce Néo, je la fais mienne à 100%. Il faudrait l’écrire en lettres d’or sur l’affiche du film. « JE NE SUIS PAS SUR DE COMPRENDRE ». I felt that. Pas une ligne de dialogue qui ne s’illustre par sa vacuité. A un moment donné, j’ai eu envie de noter les plus nulles mais j'ai dû m'arrêter tout de suite, il y en avait trop :
Néo : « J’ai fait des rêves qui n’étaient pas que des rêves ».
L'Oracle : "je ne sais qu'une chose c'est que je ne sais rien" ("eh Socrate, nous on sait un truc, c'est que t'as une coupe de cheveux de merde!")
L'agent Smith : « N’importe qui aurait pu être toi alors que moi je suis n’importe qui ». Gné ? Heureusement, Trinity reste le dernier personnage à parler de façon à peu près claire, notamment lorsqu'elle déclare tout de go : « Je suis navrée ». Moi aussi j’étais navré. J’étais dans la navrance. Saviez-vous, très cher Lambert, que le mot « navrance » existe ?Son existence est attestée par le CNRTL : « substantif féminin rare : désigne une affliction, une profonde tristesse ». Selon certains étymologistes, le verbe « navrer » viendrait de l’ancien français « nafrer » qui signifie « blesser en transperçant ou en coupant ». Et en effet, la nullité de Matrix : mutilations suscite en nous une si vive douleur qu’elle semble avoir été provoquée par un objet portant atteinte à l'intégrité de notre schéma corporel. Mais selon d’autres étymologistes, « nafrer » est une contraction francisée de l’italien « naufragar » qui signifie « faire naufrage ». Et c’est là aussi une très belle leçon que nous administre la science des mots, car c’est bien d’un méta-naufrage non-binaire dont il est question avec Matrix : dérélictions. C'est officiel : je ne peux plus tolérer la moindre once de mise en abyme, de « méta » dans une pellicule filmée ou ailleurs. Le film dans le film. Le film qui, pour la énième et fastidieuse fois, parle du film. La franchise qui se critique comme franchise. Le capitalisme frileux, parvenu à un stade de sénilité avancée, qui bégaie, ressasse les mêmes images éculées et les mêmes effets émoussés pour maximiser ses gains, les effets spéciaux qui n’ont plus rien de spéciaux, qu'on ferait mieux de rebaptiser des effets généraux, le spectacle stérile, poussif au possible, qui se prend pour objet, qui n’est même plus capable de produire une misérable miette de divertissement.
Désolé Lambert si je m’emporte, ma question initiale était par trop naïve. Je n’aurais pas dû vous demander « pourquoi ? » mais plutôt, « COMBIEN ? »
Bien cordialement à vous, Le Jardin décédé
Ps : je mets quand même la note de 2/10 parce qu'il y a un passage qui parle de Matrix (le 1) dans le dernier roman de Michel Houellebecq, pas encore sorti mais quand même sorti. Quand il compare Prudence, la femme de Paul, à Carrie-Anne Moss. Comme je sais que vous êtes fan de Michel Houellebecq, je vous le mets là : « De fait Paul comprit qu’il en avait définitivement fini avec Kurt Cobain. Avec Keanu Reeves c’était moins évident. Avec Carrie-Anne Moss, il n’en avait certainement pas fini, c’était même tout le contraire… » (page 699)