« Le plan : parcourir huit mille kilomètres en quatre mois. La méthode : l’improvisation. L’objectif : explorer le continent latino-américain qu’on ne connait qu’à travers les livres. L’équipement : la Vigoureuse, une Norton 500 modèle 39, toute déglinguée. Le pilote ? Alberto Granado, un ami grassouillet, 29 ans, biochimiste. Autoproclamé scientifique errant. Son rêve, arriver à destination le jour de ses 30 ans. Le copilote, ce sera moi : Ernesto Guevara de la Serna, surnommé Fuser, 23 ans. Étudiant en médecine, spécialisé en léprologie, joueur de rugby amateur, et occasionnellement asthmatique. Le périple, de Buenos Aires jusqu’en Patagonie, ensuite le Chili. Après on remonte par le nord jusqu’à six mille mètres par les crêtes des Andes, jusqu’au Machu Pichu. Ensuite, cap sur la léproserie de San Pablo dans l’Amazonie péruvienne. Destination finale, la péninsule de Guarija au Venezuela, à la pointe nord du continent. Nos points communs ? Notre curiosité, notre esprit rêveur. Et notre passion pour la route ».
La longue citation qui ouvre le film donne les grandes lignes géographiques du scenario, et distille un bref aspect du profil des deux personnages principaux : il va s’agir d’une aventure américaine à travers les grands espaces, une exploration des paysages et des peuples du continent par deux jeunes hommes encore candides, livrés à eux-mêmes. À la rencontre des mythes de l’Amérique du sud, entre le pragmatisme inventif d’Alberto Granado et l’inaltérable franchise d’Ernesto Guevara, les points communs cèdent la place à deux personnalités certes proches en de nombreux points, mais bien distinctes. L’amitié se mesure aux accrocs, à l’usure. Dépassant l’impatience et l’exaspération, les deux amis nouent au fil des semaines un lien très fort. Dans une adversité relative, s’épaulant ou choisissant de s’ignorer, chacun s’affronte soi-même pour grandir et quitter l’innocence.
« Que perd-on en traversant une frontière ? »
À la question géographique qu’il pose, Ernesto Guevara évoque en réponse la joie de l’aventure, le plaisir de l’exploration, étrangement mêlés à la mélancolie de laisser ceux qu’il aime derrière lui. Au-delà de ces frontières qui ont arbitrairement découpé un continent au sanglant mépris de ses peuples, la frontière que traversent les deux jeunes voyageurs est celle de leurs propres limites, de leur place dans le monde tel qu’ils le découvrent et tel qu’ils commencent de le définir. Qu’y perdent-ils ? Comme tout le monde : ils grandissent, ils entrent dans l’âge adulte. L’âge des prises de conscience et des désillusions. Grandir c’est comprendre que l’on n’ira jamais au bout de ses rêves, et que c’est tant mieux : que c’est ce qui permet de continuer d’avancer. Alors oui, Alberto et Ernesto y laissent leur innocence et leurs rêves d’enfants, mais ils s’en fabriquent d’autres, plus ancrés dans le réel. Au-delà de son dévouement aux malades, le jeune Ernesto Guevara a probablement saisi inconsciemment, à l’occasion de ce périple, que le mal le plus répandu parmi les peuples sud-américains ne se soignerait pas par la médecine, mais par la politique. Sans le savoir encore avec la conviction qui l’habitera par la suite, le jeune homme à l’écoute naïve de sa curiosité posait les premiers pas sur le chemin de la révolution.
Walter Salles nous offre une respiration profonde dans les pas de celui qui deviendra le Che. Au calme d’une plongée au plus près des descendants des peuples incas, profondément pacifistes, le futur Che Guevara approche le dénuement et la misère généralisée d’un continent tout entier. Une triste vision de l'exploitation des faibles par les puissances économiques, mais toujours, par-delà la souffrance, l’indifférence ou la résignation, l’humain.
Diarios de Motocicleta est un film dense. Tendre et dur, choquant et drôle, dépaysant à coup sûr. Un objet digne d’intérêt pour la compréhension d’une histoire géopolitique des Amériques, mais un road-movie réussi également : entre le voyage sur les routes et le voyage des hommes et de leurs âmes, le film nous emporte loin, nous questionne, nous documente.
Et nous laisse en pensées sur une nouvelle route, l’esprit ouvert par-delà les horizons visibles.
Matthieu Marsan-Bacheré