Two Lovers
Avec cette mise en scène, que ne renierait pas Wong Kar Wai version In the mood for Love, la discrétion des sentiments sied parfaitement à une nomenclature esthétique au souffle court, qui fait...
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le 13 janv. 2016
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Le plutôt discret Todd Haynes, dont on connaît surtout le talent pour réaliser de vrais-faux biopics composites (le glam et délirant Velvet Goldmine, particulièrement d'actualité alors que tout le monde pleure David Bowie, et le très ambitieux I'm Not There sur Dylan auquel on ne souhaite pas le même sort) et la grâce avec laquelle il revisite le mélodrame classique dans Loin du paradis (mais aussi dans le feuilleton Mildred Pierce), revenait à Cannes l'an dernier présenter son nouveau-long métrage, Carol. Sur le papier, c'est également un mélodrame classique revisité : années 50, relation amoureuse contrariée entre deux personnes de classes opposées et avec une certains différence d'âge. Sauf que ces deux personnes sont des femmes.
Les thématiques LGBT ou "de genre" ont toujours innervé son oeuvre - le mari homosexuel de Loin du Paradis, Cate Blanchett en Bob Dylan, la ferveur sexuelle sulfureuse autour du personnage de Velvet Goldmine - mais avec Carol, Haynes signe peut-être son film le plus ouvertement acquis à la cause des droits des gays et lesbiennes. Le film ne saurait se réduire à cela, mais la force et la conviction avec lesquelles il dirige cette histoire d'amour impossible entre deux femmes dans l'Amérique puritaine - mais sur le tournant de la modernité - force le respect et l'admiration.
C'est simple, tout fonctionne, tout tombe à merveille. Grâce fabuleuse et féline de Cate Blanchett qui joue cette proto-cougar, grande bourgeoise esseulée aux penchants saphiques avec une gourmandise irrésistible; candeur juvénile qui crève l'écran de la très subtile Rooney Mara aux fairs-airs d'Audrey Hepburn (le film fait penser à une version fantasmée et lumineuse de la Rumeur, de William Wyler). Charme granuleux de la pellicule et de la photo vintage mais pas trop du film, qui joue sur la texture presque vivante de son image (le film est tourné en super 16mm, un format rare et pas du tout utilisé dans les années 50). Élégance élégiaque de la musique de l'habitué Carter Burwell, et choix judicieux des chansons de l'époque, essentiellement à dominante blues et jazz - les musiques noires, des réprouvés, des marginaux, comme Billie Holliday. Et puis ces dialogues, infiniment savoureux et précis. Qui disent tout sans jamais rien surligner, avec une économie de mots et une précision sémantique imparables. "Je m'attache aux personnes avec qui je peux réellement parler" envoie Terry à son soupirant médusé.
Admirablement construit, le film se présente comme un long flashback sur la relation entre les deux femmes, encadré d'une séquence à la fois matricielle et finale dans le restaurant d'un hôtel. Les coutures entre les deux époques sont parfois apparentes, via la surface réfléchissante et floue d'une vitre de voiture battue par la pluie - une belle métaphore de la mémoire et de ses méandres - ou lors d'une superbe séquence en voiture où l'on traverse un tunnel. D'une sobriété et d'une économie suprêmes, le film prend le temps de nous introduire ses deux personnages, reliées par l'accident du destin de la restitution d'une paire de gants (un acte manqué qui n'est pas sans rappeler celui d'Angie Dickinson dans Pulsions) et de faire évoluer touche par touche leur relation. Au moment où cela pourrait tourner aigre avec l'ébauche d'un récit procédurier en forme de film à charge sur "l'immoralité" dans les années 50, la narration bifurque en road-movie rafraîchissant et franchement drôle où l'éducation sentimentale de Therese se double d'une intrigue presque digne d'un film noir.
Lors de l'attendue et très réussie scène d'amour entre les deux actrices, le contraste entre la blondeur de l'une et les cheveux bruns de l'autre apporte des jeux de textures et de couleurs d'une sensualité folle, fortement renforcée par une caméra empirique qui décadre les attributs et amène suggestion et plaisir par le flou artistique. La dernière partie du film, bouleversante, accompagne la déconvenue amoureuse cruelle et tragique d'une des deux héroïnes, jusqu'à l'anxiogène moment où le récit retrouve son point de départ, climax relativement inattendu d'un récit plus complexe qu'il n'y paraissait, servi de bout en bout par des comédiennes exceptionnelles et des seconds rôles de très juste emploi (jusqu'à un caméo appréciable de Carrie Brownstein) et une mise en scène voluptueuse tout en cadrages précis et tranchants qui isolent les corps dans les interstices pour mieux en souligner le mal-être et le sentiment d'être au mauvais endroit au mauvais moment.
L'ultime scène du film, sans en dévoiler toute la teneur, vient heureusement nous libérer de l'angoisse qui nous étreignait depuis un moment en apportant à l'histoire une issue plus favorable que lors des précédents essais mélodramatiques du cinéaste, achevant le film sur un de ces jeux de regards mémorables qui le parcourent de loin en loin, comme preuve de l'alchimie manifeste entre les deux comédiennes, et de l'importance de ce dispositif dans toute bonne histoire d'amour et de désir.
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le 16 janv. 2016
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