Critique de Jean-Baptiste Heimburger
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Dans le cimetière français de Casablanca, le panneau du carré 35 a disparu. Le carré 35 est manquant. C’est cette parcelle du cimetière qui est sensée abriter le caveau de la sœur d’Eric Caravaca. Une sœur qu’il n’a pas connu, partie prématurément (à 6 ans apprendra t-on) et dont sa mère a longtemps caché l’existence. Le film pose d’emblée le mensonge familial à travers la dissimulation d’un passé qu’il n’est visiblement pas utile de faire ressurgir, blessant tous ceux qui le concernent.
Les mots pour l’évoquer et les images pour donner un visage au fantôme manquent. C’est là l’enjeu de la quête de son auteur, trouver les mots, parmi ses proches, parmi ceux qui étaient là et ont connu l’enfant de son vivant, et les images qui permettront de rétablir la vérité. Retrouver l’image manquante. Dans son processus, il interroge notamment sa mère, sa tante, son frère, associe au montage les films de famille en super 8 de la vie passé au Maroc avec des prises de vues au présent, en numérique, des lieux liés à cette histoire. La maison familiale, une plage de Casablanca, la mer Méditerranée, d’anciens bains publics. Sur chacun de ces plans, une idée s’incarne, celle d’un effacement, d’une altération. La brume brouille la vision de la plage, altère et efface la profondeur de champ. Les plans sur la mer en pleine traversée met en exergue le mouvement des vagues et la houle qui traversent en diagonale l’écran, comme un effacement, un passage d’une vision à une autre, d’une couleur à une autre. Les murs des bains témoignent du passage du temps. Des murs désaturés, délabrés sur lesquels on lit l’inscription « It’s all about memories ». Il est toujours question d’une mémoire qui tend à s’effacer. Le cinéma permet alors de conserver une part de cette mémoire. Il permet de restituer les souvenirs, de « faire revivre » le temps d’un instant, celui de la projection, les visages, les formes et les couleurs du passé. Par un hasard étonnant, le numéro du carré 35 renvoie lui-même à l’essence du cinéma, la pellicule 35 mm. Une image elle aussi de plus en plus manquante et vouée peut-être à disparaître.
Le film témoigne d’une certaine maitrise dans sa construction et son découpage. Le liant passé-présent est toujours cohérent. Le cinéaste prend un malin plaisir à nous conduire vers sa résolution finale, déchirante, lorsque l’image est retrouvée et définie – c’est finalement l’histoire d’une mère honteuse de ne pas avoir su assumer et élever une enfant trisomique. Cette quête intime parfaitement réglée évoquera certainement des souvenirs au spectateur, souvenirs d’un proche trop tôt disparu, d’un peuple en exil, les pieds noirs. Pour le réalisateur comme pour le spectateur, l’écran agit souvent comme un intriguant miroir. Mais c’est également là, dans ses qualités, parce qu’il est parfaitement réglé, que le film atteint ses premières limites, lorsque le récit et l’effet recherché deviennent une sorte de système codifié qui dénature le caractère authentique de l’oeuvre. Caravaca use de stratagèmes faciles propres aux films de fiction pour venir à bout de son idée. Ce qui met à mal son honnêteté face à son sujet et surtout l’originalité de son dispositif. Le montage et le déroulement de l’enquête ont tout du film à suspense. Tout est peut-être trop parfait, trop réglé justement, pour s’incarner et susciter une émotion supérieure. Le film sait être remarquable – notamment dans son usage des archives, mémoire d’un temps, d’un peuple – mais il s’avère aussi irritant. La cause majeure, son utilisation de la musique, une partition larmoyante au piano qui accompagne chaque séquence du film (lorsqu’il ne s’agit pas des entretiens). Cette musique entre mauvaise fiction et reportage télévisé dessert complètement le film et fausse l’émotion qu’elle tend pourtant à provoquer jusqu’à l’épuisement. L’absence ou une occurrence moindre de la partition musicale, par exemple, aurait été perçue comme une respiration nécessaire et une meilleure solution pour contempler les séquences que le cinéaste lie habilement entre elles et le suivre pleinement dans sa quête. Une certaine distance aurait été préférable, sans toujours vouloir provoquer ce pathos agaçant. Il arrive également au réalisateur/narrateur d’analyser ses images, de fait d’expliquer son film. Dans cette séquence où, en invoquant à l’écran L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière, il évoque et étudie le pouvoir du cinéma comme outil de la mémoire, et sa capacité à « faire revivre » les fantômes du passé. On aurait très bien pu se passer de ces commentaires, tendant à tout expliquer sans donner les moyens de réflexions au spectateur, car on comprend cette idée sans son aide pendant tout le film. Ces défauts consolident finalement un immense gâchis tant le film regorge d’instants et d’idées fortes. Entre les entretiens, les commentaires en off du cinéaste et la musique, pas un instant de calme sonore, de repos. Il semblerait que c’est la bande son à elle seule qui gâche l’expérience et surcharge le film. S’il est question de prime abord d’une image, c’est aussi et surtout le silence qui manque à Carré 35.