Première adaptation d'un roman de Stephen King, Carrie au Bal du Diable (mais qui a décidé de ce titre français?) constitue une étape importante dans la carrière de Brian De Palma: premier véritable succès public; reconnaissance critique; deuxième Grand Prix au (feu) festival du film fantastique d'Avoriaz en 1977 (Spielberg en était le président du jury) après Phantom of the Paradise. Le film condense par ailleurs toutes les grandes obsessions depalmiennes sur des plans tant thématiques (voyeurisme, image manquante, ambigüité des personnages) que visuels (lyrisme, questionnement des motifs hitchcockiens, split-screen; ralentis). Dans la filmographie du cinéaste, Carrie représente une réussite majeure, même si certaines expérimentations visuelles ont probablement vieillies: on pense notamment ici à la vision kaléidoscopique lors du bal ou encore à l'accélération de la séquence d'essayage des costumes. Il faut pourtant reconnaître à De Palma sa capacité à interroger directement par l'image la nature, la construction et la décomposition d'une image animée inscrite dans une temporalité (ce qui constitue rien de moins qu'une donnée fondamentale de l'invention du cinématographe). Comme souvent chez le réalisateur de Pulsions, il faut donc accepter des séquences qui frôlent le mauvais goût, voire la faute de goût (le travelling circulaire de Body Double par exemple), pour ne pas rester aux portes du film et jouir de la richesse et de la maîtrise de sa mise en scène.
Carrie contient une séquence qui condense précisément toutes les caractéristiques et toutes les qualités cette mise en scène: il s'agit de la séquence qui précède la chute du seau de sang. De Palma réussit alors quelque chose d'assez extraordinaire dans l'alternance des différentes subjectivités qu'il organise (à travers le différents point de vue de chaque personnage): il instaure alors dans un même mouvement une mécanique de suspens (la chute du seau peut-elle être évitée?), qu'il mêle à du tragique (souligné par une magnifique partition de Donaggio à son meilleur) tout en maintenant un regard analytique (interrogation de la valeur des images: différences entre ce que l'on nous montre, ce que l'on voit et ce qui est). Le montage alternatif des différents points de vue est, par ailleurs, un modèle du genre, rarement égalé.
Sissy Spacek ensanglantée est probablement l'image la plus associée au cinéma de De Palma. Cette représentation d'un corps recouvert de sang semble donc renvoyer à une iconographie universelle, ou en tout cas, partageable par un grand nombre. Cette représentation sanglante n'est pas sans rappeler évidemment la figure de l'écorché. Or, précisément, la séquence d'ouverture de Carrie (outre le bref prologue sur le terrain de volley-ball) se déroule dans un vestiaire où les corps féminins évoluent nus, et où l'on retrouve, au bout d'un long travelling, Carrie sous la douche, seule. Et nue. Mais d'une nudité qui va laisser s'ouvrir l'intérieur par l'apparition du sang menstruel. Le corps de Carrie sous l'emprise de la panique et de l'horreur, va régresser jusqu'à une forme quasi fœtale, comme si c'était l'intérieur du corps qui était figuré et non l'extérieur. Ainsi, la figure de l'écorché apparaît comme sollicitée dès les premiers plans du film et trouve son expression la plus explicite dans la représentation de Carrie ensanglantée, les yeux exorbités, sa robe se confondant avec sa peau, comme si celle-ci n'existait plus en tant qu'enveloppe protectrice contre les agressions extérieures ni contre l'émergence des mouvements psychiques internes. La peau en tant que pare-excitation n'est plus. En quelque sorte, le corps de Carrie devient alors une pure intériorité, comme si le corps s'était retourné sur lui-même, incarnant désormais une pulsionnalité incontrôlable. Pour s'être autorisée à penser qu'elle pouvait être reine du bal, c'est à dire partager une même féminité, une même sexualité que les autres filles (c'est à dire rivaliser avec elles), Carrie est publiquement humiliée, châtiée. Elle est dépecée des couches protectrices qu'étaient les cosmétiques, sa robe et finalement sa peau par le sang qui la recouvre et vient révéler son intériorité: la mort devient alors sa seule issue.
Dans la même idée, à la fin du film Carrie pourrait probablement survivre au coup de couteau infligé par sa mère mais, en réalité, comment survivre au matricide? L'effondrement et l'incendie de la maison peuvent être interprétés comme un effondrement psychique irrémédiable, figure de la déliaison pulsionnelle.
Ces quelques commentaires de Carrie ne suffisent pas rendre compte de la richesse du film de Brian De Palma, richesse déjà en germe dans l'excellent livre de Stephen King, mais renforcée par le traitement visuel qu'en a proposé le cinéaste.
Enfin, quelques mots sur le motif des "mains ensanglantées" très spécifiques du cinéma depalmien (Sisters, Phantom of the Paradise, Carrie, Pulsions, Body Double, L'esprit de Caïn, etc.) : doublement présent dans Carrie, il renvoie directement à l'expression "avoir les mains sales" ou encore "avoir du sang sur les mains", et souligne ainsi la bivalence des personnages de DePalma: tantôt victimes, tantôt bourreaux.