Celui que nous laisserons par BlueKey
Un personnage à demi-éveillé, qui se rendort… son amie qui l’attend dans un parc, les yeux fermés… Sommes-nous dans un rêve ? Des dialogues à la Rohmer, surprenants par leur théâtralité. Un découpage fixe, rigoureux, des silences qui imposent le mystère. Du lyrisme, des chansons. Un jeu de puzzle à reconstituer proposé au spectateur. Difficile de décrire Celui que nous laisserons, du brésilien Caetano Gotardo, sans en gâcher ses nombreuses surprises et ses multiples facettes.
En effet, le jeune réalisateur, qui réalise ici son premier long-métrage, navigue très audacieusement dans les eaux d’un cinéma à la fois mental et lyrique, où la narration du film s’impose par une mécanique secrète, qui se révèle peu à peu aux yeux du spectateur. Il manie pour cela avec brio l’art de la coupe, de l’ellipse, du passage d’un espace à un autre. Celui que nous laisserons ressemble à un film choral où les personnages ne se rencontrent jamais.
À la manière d’un Resnais, Gotardo propose une œuvre à la frontière de la fiction narrative et de l’expérimentation « oulipienne », où toutes les formes du cinéma peuvent être convoquées (comédie, drame, musical). Le réalisateur est en effet parti de trois articles de journaux, trois faits divers, pour construire les personnages de son film, et s’intéresser aux « à-côté » des faits divers – le jour qui précède, les sentiments intimes des personnages. L’événement en lui-même reste toujours un mystère, qu’on élude ou qu’on évoque, un creux dans le récit. Le titre original, O que se move, signifie d’ailleurs « ce qui bouge », c’est-à-dire la vie, son mouvement perpétuel.
Malgré l’assemblage de ses trois récits, le film garde une grande unité, d’une part par le fil rouge du sujet commun qui les réunit, dévoilé progressivement au cours du film, mais aussi par son style visuel, sec, au cordeau. La mise en scène, sans jamais tomber dans le style « poseur », est d’une grande maîtrise (d’autant plus remarquable pour un premier long-métrage). On retiendra notamment deux magnifiques scènes où la mort de personnages est suggérée par la science du découpage, avec d’autant plus de force que s’ils avaient été clairement montrés.
À cette rigueur du cadre et des silences, s’oppose l’émotion et la surprise des moments chantés, les larmes et le jeu des comédiens (trois magnifiques actrices jalonnent le film), et un sentiment de déambulation, de mystère permanent. Caetano Gotardo désamorce sa structure en trois parties, évitant ainsi de faire un film à « truc », en s’intéressant aux respirations, aux surprises (plus qu’aux faits, qui resteront en creux) : deux amis s’amusant à se perdre l’un l’autre dans un jardin public ; une femme s’arrêtant dans son trajet pour faire un jeu de danse pour adolescentes ; une famille dont le parcours en voiture pour retrouver leur fils disparu depuis 16 ans semble contrarié quand la mère découvre qu’elle a perdu l’adresse du rendez-vous. Celui que nous laisserons (encore une fois, en brésilien, « ce qui bouge ») est de ces grandes œuvres qui s’intéressent plus aux chemins parcourus, aux déambulations, aux piétinements, qu’aux buts à atteindre – quitte à laisser, peut-être, quelques spectateurs au bord de la route. Une œuvre exigeante, d’un jeune cinéaste à surveiller.