J'aime Jules Dassin. Il a toujours su méler son penchant pour le film noir bien rythmé avec un message social pessimiste, mais viril. Ici, il adapte un roman grec sur une révolution vue à l'échelle d'un village, un postulat de départ que j'adore (allez voir "The Great Alexander" de Théo Angelopoulos, vraiment !).
Un village grec rebelle est rasé par les Turcs. Les survivants partent sous la direction du pope Fotis, mais on leur refuse partout l'abri, par peur de représailles. Ils arrivent un jour à la porte d'un village bien tenu par le pope Grigoris (Fernand Ledoux). Un village qui s'enorgueillit de ses bonnes relations avec l'agha local (Carl Möhner). Pour ne pas avoir à donner l'hospitalité, le pope Grigoris fait croire qu'il a reconnu chez une réfugiée les symptômes du choléra. Les réfugiés s'installent quand même sur une colline pelée non loin du village, où Fotis se met en tête de fonder un village. Un jeune berger, Manolios (Pierre Vanek), humble et bègue, va voir ces gens et voit bien qu'ils meurent de faim, et non du choléra.
Au village, on regarde ailleurs. Mais lors de la fête de la Saint-Elie, qui ouvre les célébrations pascales, Manolios, qui doit faire le Christ, est subitement guéri de son bégaiement et explique que les autres meurent de faim : la réaction est généreuse. Mais le riche Patriarchéas dénonce son fils, qui s'apprêtait à le voler pour nourrir les pauvres gens. Ayant maudit son fils, il meurt de chagrin peu après. Le fils, Michelis (Maurice Ronnet), veut léguer tous ses biens aux gens du père Fotis. Mais le pope Grigoris, qui est aussi chef du conseil municipal, refuse d'authentifier l'acte et mobilise les villageois contre les réfugiés. Ces derniers descendent de leur colline. L'instituteur, qui tentait de s'interposer, est tué. Le pope Grigoris en appelle à l'agha, qui vient chercher Manolios, retranché dans la ferme de Michelis. L'agha propose à Manolios de se renier, mais celui-ci refuse. Il est capturé, livré aux Grecs de Grigoris, qui l'assassinent dans l'église. Manolios souffle ses derniers mots à la catin du village, Katerina (Melina Mercouri) : les réfugiés doivent s'armer face aux Tucs qui vont envoyer des renforts. Tandis que ces morts sont en passe de devenir des saints pour les réfugiés, le dernier plan est un travelling longeant la grille de la ferme barricadée, où l'on voit le père Fotis bénir un à un les fusils des insurgés.
Comment interpréter cette fin ? Je préfère la voir dans son interprétation la plus ambiguë : le père Fotis est devenu tout aussi manipulateur que Grigoris, et la transformation de Manolios en martyr referme le piège du cycle contestation-répression, là où un souci humanitaire aurait pu au départ ramener la paix. Surtout, les Grecs se déchirent entre eux, sans que les Turcs aient à faire quoi que ce soit pour garder leur autorité.
Les extérieurs sont souvent fort beaux, On retrouve ce sens de la composition et du rythme si efficace chez Dassin, un de mes réalisateurs préférés. Ce film est un beau film, ne serait-ce que pour ce qu'on devine de l'histoire de sa production. Les décors sont ceux d'un petit village des Balkans, assez peu retouchés, mais dont Dassin tire le maximum sans trop d'artifice.
La mise en scène porte un message christique, avec l'agha en Pilate, Grigoris dans le rôle de Caïphe, et surtout Manolios menotté avec les poignets au-dessus de la tête, comme le Christ en croix. Mais il y a aussi une évocation des aspects les plus vils de la collaboration franco-allemande. Le pouvoir turc est décrit comme corrompu, mais surtout dans son abus hédoniste des sens et dans son cynisme, tandis que la mauvaise foi chrétienne dissimule fort mal la veulerie de bas intérêts privés. Fernand Ledoux est un très bon méchant, de ce point de vue, et le casting sait bien où est sa place dans l'histoire (marrant de voir Roger Hanin en brute avinée).
Par contre ce dont ce film aurait besoin de toute urgence, ce serait d'une restauration, et je pense en particulier à la bande-son, parcourue fréquemment par un souffle désagréable. C'est un peu pareil pour l'image.
Bref, "Celui qui doit mourir" est une chouette incursion de Jules Dassins en Grèce pour adapter un roman sur la difficulté de s'unir contre un ennemi commun qui sait diviser les gens par les égoïsmes privés.