Emmanuel Courcol, scénariste de Philippe Lioret principalement, entre autres pour Welcome, réalise son premier long-métrage avec un superbe quatuor à l’affiche, et interroge
les blessures invisibles,
un siècle plus tard, de l’après-guerre de ceux-là revenus indemnes, en apparence, des tranchées quand tant des leurs sont morts là-bas, dans l’horreur. Sans faire preuve d’une intense originalité ni d’un formalisme innovant ou bouleversant, Cessez-le-Feu nous emmène avec une tendre compassion dans les pas de Georges et de Marcel, deux frères qui en ont laissé un, froid dans la boue, et qui peinent à reprendre le cours d’une existence sans saveur.
Après l’ouverture
aux envolées chaotiques et impressionnantes
d’un chemin à travers les éclats et les déchirements d’une tranchée sous le feu intense du bombardement, chairs déchiquetées, c’est dans la douceur des bords de Loire qu’apparaît Marcel, gros bonhomme mutique depuis son retour, et qui commence d’apprendre la langue des signes quand il rencontre Madeleine. L’atmosphère ressemble à celle, insouciante, apaisée, d’Une Partie de Campagne, de Jean Renoir quand le personnage lui, se heurte silencieusement, sans violence, à ce contraste indicible de l’enfer duquel il s’est extirpé sans espoir d’avenir. Dans la chaleur africaine, à un monde de là, Georges parcourt la brousse de villages en hameaux, accompagné de Diofo, son interprète griot, et vivote au gré de la légende qu’invente chaque soir son compagnon de bohème. De l’allure hirsute et épanouie de l’ancien combattant à cette séquence de projection nocturne dans l’intimité d’une case, les références vont de la poésie d’exil d’Arthur Rimbaud à la carte postale colonialiste d’Hergé.
Quand Diofo est aggressé, Georges rentre au pays.
Complètement bousillé par l’effroi !
En choisissant le mutisme volontaire et profond de l’un contre l’oisiveté insolente dessus les souvenirs d’horreur tus avec insistance de l’autre, en plaçant l’écho visuel de la langue des signes entre les personnages pour appuyer cette incapacité psychologique de communiquer, l’auteur interroge
le poids de ce que la guerre impose
au cœur d’hommes condamnés à porter le masque de la normalité dans une société de l’arrière. Incapables non pas d’oser partager l’indicible mais incapables d’oublier le sang et la mitraille autant que de s’y absoudre, et reléguant alors les fantômes de terreur, le contact glacé de la mort qui les hantent, loin, profond sous les sourires encore factice d’une réadaptation impossible. Dans ses nuits blanches, Georges rêve de masques d’Afrique quand à ses moments perdus, Marcel caresse les cordes d’un violon suranné, refuge d’une innocence définitivement perdue.
Masques sur les visages et masques sonores sur les émotions,
masques sur les mots, il s’agit bien de tapisser les alcôves rongées du cœur. De dissimuler autant que possible ce que l’esprit combat pour se reconstruire.
La rédemption ne viendra pas. Mais dans le regard des femmes qu’ils rencontrent, les deux frères trouveront autre chose, une autre voie d’apaisement inattendue, posant sur les plaies plus qu’un semblant de réconfort, l’envie profonde de continuer de vivre malgré la rage sourde.
Il aurait fallu qu’on revienne comment ? Le sourire aux lèvres ?
Comme si c’était une partie de campagne ?!
Romain Duris est impressionnant, compose un revenant poignant et habité. Lisse les défauts habituels de ses rôles contemporains pour façonner les angles abruptes d’un homme qui n’a fait que fuir ses propres ombres et peine à arrondir les recoins écorchés de son être. Sublime. Le frère, c’est Grégory Gadebois, imposantes et solides courbes pour avaler dans la bonhommie ce mutisme volontaire : tout dans le regard et les gestes de timides frustrations, magnifique. Face au duo, les femmes sont interprétées par Céline Sallette, souffle intense et résurgences d’un passé qu’elle efface avec envie, et Julie-Marie Parmentier, douceur patiente et bienveillante de l’âme pure, étoile trop légère à porter. Si Cessez-le-Feu émeut, ce n’est pas tant par la construction narrative, très classique, que par
le talent et l’implication du quatuor.
Au moins on sait qu’on s’ra morts pour des prunes, des prunes de
France, d’Alsace et de Lorraine.
Emmanuel Courcol, au-delà de cette question de la parole, raconte
la difficulté de se raccrocher à la légèreté indolente de l’existence après le chaos des tranchées.
Le trauma profond des hommes qu’on ne partage pas : retrouver l’usage de la parole, pour quoi ? Les deux hommes parlent pour ne finalement rien dire avant de comprendre que parler c’est avancer, dépasser les horreurs de leur passé et tenter de vivre. Cessez-le-Feu observe l’impossible extinction des brûlures de la chair, incessants élans, dans la poursuite futile d’une vie devenue coupable. Le scénariste livre, dans la lignée apaisée de The Dear Hunter de Michael Cimino, une étude juste, à échelle humaine, de la destruction des hommes et de leurs humanités, qui trouve son paroxysme dans la violence insoupçonnée des tentatives de rattachement à la normalité après le front. Mais le jeune réalisateur n’imprime là
aucun élan personnel, aucune aura formelle.
La mise en scène, certes efficace, reste par trop classique pour dévaster à propos l’échine ou le cœur du spectateur autant que pour envoler, ne serait-ce qu’un instant, le moment.
Il reste alors un très bon poème posthume du retour à L’Impossible.