3 femmes

Libre adaptation de la nouvelle A Letter to Five Wives, rédigée par John Klempner et parue en 1945 dans le Hearst's International Cosmopolitain, Chaînes Conjugales conjugue drame, comédie et satyre sociale sous la houlette de Joseph L. Mankiewicz et se voit projeté dans les salles nord-américaines au début de l'année 1949.

En cette période d'après-guerre, Deborah, Rita et Lora Mae sont trois amies comblées par leur mariage respectif. Jusqu'au jour où elles reçoivent une lettre de la mystérieuse et séductrice Adie Ross qui leur annonce qu'elle quitte la ville avec le mari de l'une d'elles, sans préciser lequel...

En entretenant avec talent le suspens qui menace la destruction d'un couple, Mankiewicz joue habilement avec les conventions d'une époque et use d'un cynisme proprement hilarant pour en dynamiter les mœurs. Et bien que le cinéaste aurait largement préféré Maureen O'Hara dans le rôle de Deborah, il dut s'incliner face aux exigences du producteur Darryl F. Zanuck qui lui imposa sa "protégée" Jeanne Crain. Cette dernière est par ailleurs remarquable en incarnant cette femme issue d'un milieu modeste et terriblement angoissée à l'idée d'être quittée par l'homme qui l'a hissée au haut rang de la bourgeoisie. La même année, elle crèvera l'écran dans l'excellent Pinky (L'Héritage De La Chair en VF), œuvre d'Elia Kazan quelque peu oubliée que je vous conseille fortement.

Épaulé par une brochette d'actrices et d'acteurs sensationnels, Chaînes Conjugales s'amuse à brocarder la société de consommation qui étendra néanmoins ses gigantesques tentacules jusqu'au point de meurtrir notre planète. La pertinente tirade du personnage incarné par Kirk Douglas contre la publicité a d’ailleurs parfois été amputée lors de la diffusion du métrage sur certaines chaînes de télévision américaines. Mixant analyse sociologique et critique de la société de consommation, l’œuvre dépasse ouvertement le cadre de la comédie, mais aussi du marivaudage étroitement lié au milieu social concerné.

Au-delà de l'aspect critique, le film est également ingénieusement réalisé et offre une multitude d'idées originales pour symboliser l'anxiété de ces trois femmes face au mystère, à savoir laquelle se verra délaissée. À l'image du rythme tribal produit par les gouttes d'une fuite où s'exprime l'intérieure voix synthétique de l'une des protagonistes, préfigurant une forme d'electro répétitive étudiée pour les dance floors. Ou encore le fait de ne jamais faire apparaître à l'écran la fameuse "rivale" si convoitée par les hommes et si jalousée par les femmes, entretenant ainsi le mystère le plus total quant à sa personne.

Avec Chaînes Conjugales, Mankiewicz s'amuse à expérimenter une nouvelle forme de cinéma que la 20th Century Fox souhaitait alors développer. Un cinéma qui dénonce étroitement l'arrivisme financier et l'hypocrisie des valeurs américaines d'après-guerre qui feront, paradoxalement, gagner deux Oscars au cinéaste (meilleur scénario et meilleur film) en 1950. Fort de ces récompenses, Mankiewicz deviendra prolifique en matière de critiques sociales et enchaînera avec de grandes œuvres dénonciatrices telles que La Maison Des Étrangers, Ève... ou encore La Comtesse Aux Pieds Nus. Avec sa parfaite maîtrise de l'art du flash-back et son talent narratif ultra flexible, Joseph L. Mankiewicz devint tout simplement une légende.