Dans une vieille interview, Terence Fisher affirmait que la principale origine du vampire dans la culture occidentale remonte à l’apparition du serpent qui, dans la Bible, tente Ève et lui fait découvrir le péché (ce qui explique la raison pour laquelle le comte Dracula siffle avant de mordre ses victimes dans Dracula, Prince Des Ténèbres, seconde œuvre vampirique du cinéaste). Symbole même de la sexualité, la morsure du vampire ne pouvait donc être évitée que par la présence d’un symbole du "bien", en l’occurrence la croix chrétienne. Le rituel vampirique a par ailleurs apporté bien des joies aux anticléricaux qui y retrouvaient le symbole des projections névrotiques du sacrifice d’Eros à Thanatos. Tout un univers extrêmement fascinant.
Au cinéma, la naissance du vampire à l’écran date de 1896 avec Le Manoir Du Diable, réalisé par Georges Méliès, soit un an avant la publication du célèbre roman de Bram Stoker. On l’y découvre ainsi, pour la première fois à l'écran, une chauve-souris se métamorphosant en un homme pourvu de divers pouvoirs magiques et résolu à hanter un unique décor gothique. Un démon qui se voit finalement vaincu par une croix chrétienne, arborée par le propriétaire des lieux. Malgré l’existence de ce petit film, il faudra patienter jusqu’en 1922 pour que le vampire fasse sa première apparition mémorable en la personne de Dracula. Bien déguisé cependant, car le réalisateur germanique F.W. Murnau avait intitulé son film Nosferatu et renommé tous les protagonistes quand la veuve de Stoker refusa de lui céder les droits d'adaptation.
Entièrement inspiré du roman de Stoker, Dracula y devint, sous la plume du scénariste Henrick Galenn, un certain Orlok qui ne trompa pas pour autant Mme Stoker. Celle-ci intenta un procès contre la production, le gagna, et obtint que toutes les copies du film soient détruites. D’un côté, certains affirment que c’est la piraterie cinématographique qui permit à l’œuvre maudite de survivre. D’autres disent que la décision du tribunal anglais n’était tout simplement pas applicable en Allemagne où la bobine fût donc préservée.
Quoi qu'il en soit, le Nosferatu de Murnau est une réussite exemplaire où chaque image, baignée dans un climat expressionniste, est construite à la manière d’une toile et contribue à créer une atmosphère tendue et pleine d’effroi. Un environnement d’épouvante créé par les mouvements des acteurs vers la caméra, telle la forme hideuse du vampire qui avance, avec une lenteur exaspérante, de la profondeur extrême d’un plan vers un autre où il devient soudain gigantesque. En suivant, approximativement, l’histoire de Stoker, Murnau fixa cependant les règles cinématographiques du vampirisme avec l’aide de son caméraman Fritz Arno Wagner. La course d’une voiture à travers une forêt embrumée de Transylvanie en ouverture du métrage fut, par exemple, reprise dans presque tous les films de Dracula, de la génération Todd Browning en 1930 à celle de Dario Argento en 2012 en passant par le premier (et formidable) remake officiel de Nosferatu, mis en scène par Werner Herzog en 1979 et interprété par Isabelle Adjani et Klaus Kinski.
Avec ces nombreux bagages, il ne restait plus qu'à espérer que Robert Eggers ne cède pas à l'étalage de références et réussisse à s'approprier le projet. En ayant certainement tiré des leçons face au glacial accueil critique et public à l'encontre de The Northman en 2022, le cinéaste délaisse toute arrogance cinématographique pour se consacrer à la plus efficaces des simplicités en livrant LE remake que tout adepte de cinéma fantastique trépignait d'impatience à découvrir sur grand écran.
Le synopsis est connu et rabâché sous différentes variantes depuis plus de 100 ans et Eggers raconte exactement la même histoire que le scénariste Henrick Galenn avait (re)construite en 1922 pour le compte de Murnau. Robert Eggers suit ainsi le même fil conducteur et ajoute une densité propre à l'ère du temps pour que le public d'aujourd'hui s'y retrouve et approuve cette sombre histoire originellement rédigée en 1897. Et en ce sens, le cinéaste ravive la flamme incandescente de The Witch et se plonge totalement dans son récit sans aucune concession, voire même sans aucune compassion, à l'égard du grand public.
Car en matière de romantisme et de violence, le réalisateur américain prend à bras le corps le symbole sexuel que représente le vampirisme pour en dévoiler toute la sordidité et sans ne jamais caresser le public dans le sens du poil comme le fit Coppola en 1992. Ici, point de sentiments amoureux, nous nageons dans les tourbillons agressifs du chantage, du viol et du sacrifice. À l'image du Nosferatu de Murnau, Orlok entraine Ellen, sublimement incarnée par Lily-Rose Depp, à découvrir la quintessence de l'amour dans la douleur. Un paradoxe ultra malaisant et à cent mille lieues des fantasmes sexuels féminins provoquées en leur temps par Christopher Lee, Frank Langella ou Gary Oldman. Eggers ne sombre jamais dans les pièges de la facilité scénaristique tout en abordant des thèmes intemporels à base de soumission/domination et de désirs sexuels contradictoires. Un contraste qui risque par ailleurs faire grincer les dents des spectateurs les plus conformistes, traditionalistes, bien-pensants, voire intégristes. Et c'est tant mieux.
En terme de références, ces dernières foisonnent en toute discrétion (la chatte d'Ellen répondant au nom de Greta, par exemple, prénom de l'actrice Greta Schröder qui interpréta Ellen en 1922) et les aficionados et autres experts de l'univers inventé par Stoker puis revisité par Galenn vont certainement s'amuser à repérer les nombreux clins d’œil perpétrés par un Eggers au plus haut de sa forme. Et si quelques clichés hollywoodiens du genre viennent parfois ternir la beauté de l'ouvrage (un jump scare inutile de-ci, une scène de possession accessoire de-là -scène néanmoins impressionnante de par la performance de Lily-Rose Depp, décidément formidable-), l'efficace minimalisme couvrant la quasi totalité de l’œuvre reste néanmoins primordial en terme d'atmosphère glacée.
Nosferatu version 2024 conclut ainsi une année riche en cinéma fantastique avec un véritable diamant noir, relecture modernisée d'un conte toujours aussi effrayant et toujours aussi sinistre dans son approche de la sexualité. Qu'elle soit symbolique ou pas.