Il n’est pas nécessaire de présenter Singin’ in the Rain tant son influence culturelle est monumentale. Summum de la comédie musicale, souvent imité, jamais égalé, il est aussi le modèle type des clips musicaux des décennies qui le suivent, et sera directement cité à maintes reprises (la récente scène de prise de son dans Babylon revient immanquablement). Il a intégré Gene Kelly au panthéon des figures incontournables d’Hollywood, celui qui était désigné par ses pairs comme plus qu’une “triple threat” (chanter, danser, jouer) du fait de ses talents de réalisateur et de chorégraphe, reste l’oeuvre la plus marquante de Stanley Donen et de Debbie Reynolds, et ses morceaux continuent à habiter l’inconscient collectif à travers les générations. Cette oeuvre singulière (“You’ve seen one, you’ve seen them all” annonce-t-elle ironiquement), pure rasade de bonne humeur, de joie et de vitalité, exégèse d’un Technicolor éclatant, et d’une bienveillance rare envers ses personnages et son art, a réussi à se hisser au-dessus du lot tant par la forme que par le fond.
Dès la scène d’introduction le ton est donné. Alors que Don Lockwood (Kelly) entame un récit biographique que les images font mentir, le méta discours de tout le film est entamé. Un discours sur le cinéma et ses coulisses, qui tout en se moquant gentiment de l’artificialité d’Hollywood et de ses métiers, revendique haut et fort que c’est bien cette supercherie programmatique qui est à louer. Le cinéma est l’art de faire passer des vessies pour des lanternes, il faut donc s’approprier ce mensonge évident pour lui faire rappeler la joie qu’il peut procurer. Tous les procédés sont donc bons puisque reconnus faux, l’important est de faire fonctionner la magie. Singin’ in the Rain déconstruit pour mieux reconstruire, démystifie pour mieux envoûter, laissant de côté tout semblant de réalisme (tare de certaines comédies musicales qui n’intègre pas leur propre artificialité dans leur fonctionnement) au profit d’un onirisme qui peut tout communiquer à son audience. Cela conduit à ce dernier grand numéro qu’est Broadway Melody, où les décors en carton pâte laissent place à une grande scène épurée pour un ballet rêvé imbriqué dans une séquence fantasmée. Donen et Kelly s’approprient les origines foraines du cinéma pour revenir à l’essentiel, un tour de passe-passe comme exutoire cathartique.
Bien évidemment, toute cette démonstration ne pourrait pas fonctionner sans les interprètes adéquats. D’un Gene Kelly qui excelle sur tous les tableaux, à l’énergie pétillante de tomboy de Debbie Reynolds, en passant par le ressort comique et infatigable de Donald O’Connor et le jeu de voix irritant de Jean Haggen (qui double par ailleurs la scène où Debbie Reynolds la double : quand je vous parle de méta sur le factice…), tout le monde est présent pour donner dans la performance inoubliable.
Et tout ce beau monde se retrouve dans des chorégraphies millimétrées, filmées avec très peu de coupes au montage, ce qui demande une perfection de tous les instants. Les acteurs se meuvent dans les décors sans que le spectateur ne s’en aperçoive, captivé qu’il est par les danses, et peuvent ainsi construire des récits au sein même des morceaux. Une appropriation de l’espace qui rétablit une des règles de base du théâtre, finissant d’entériner le film dans sa position de Broadway Show à l’écran. Les styles de danse et les genres musicaux sont quant à eux mêlés dans un tout cohérent et inventif, convoquant le music-hall, prototypant le breakdance, parfaisant les claquettes. A ce titre d’ailleurs, la chanson éponyme (qui n’a pas été écrite pour le film, celui-ci s’étant construit autour de ce succès des planches de 1929) est une illustration parfaite de la cohérence tonale dans ce méli-mélo. Elle aurait pu être incorporée à n’importe quel récit, et pourtant elle éclate de sens à l’endroit où elle est posée. Sa simplicité apparente révèle une des scènes les plus emblématiques du cinéma, qui fonctionne tant dans l'œuvre qu’en format extrait, décontextualisé, grâce à la magie de la mise en scène et au génie de Gene Kelly.
Singin’ in the Rain est donc cet amalgame parfaitement dosé de comédie, de musique, de danse, de joie, de propos, dans lequel chacun des participants vient apporter son savoir-faire pour livrer une oeuvre majeure, d’une modernité folle, et à l’intelligence uniquement dépassée par son dynamisme. L'acmé de la comédie musicale, le point d’orgue de l’âge d’or Hollywoodien, la création d’une légende.