Charisma
6.8
Charisma

Film de Kiyoshi Kurosawa (2000)

Un plan fixe, sombre, en sur-cadrage. Au fond de l'écran, Yabuike est allongé sur un banc. Il semble dormir. Son chef le rejoint, lui annonce que deux suspects ont été arrêtés. S'ensuit, en flashback, une scène de prise d'otage, d'un député, qui tourne mal : alors que Yabuike avait l'occasion de tuer le preneur d'otage il n'a pas tiré, résultat les deux seront tués. Plan suivant, le même qu'au début, mais son chef lui annonce que l'un et l'autre n'ont pas survécu à leurs blessures. Un fiasco, qui vaut à Yabuike d'être éloigné, au moins provisoirement. Ce prologue donne le ton : onirique, mystérieux, pour ne pas dire abscons. Le cadre touffu de la forêt où va se réfugier Yabuike ne va faire qu'accentuer cette tonalité.

Charisma, c'est le nom d'un arbre, aux vertus supposément magiques. Trois forces s'opposent autour de lui. La biologiste Chizuru Jinbo affirme qu'il envoie de puissantes toxines dans le sol qui contaminent toute la forêt. Elle en a convaincu les gardes forestiers, qui entendent bien déraciner l'arbre, fût-ce en recrutant des groupes paramilitaires. Enfin, il y a Kiriyama, le gardien de l'arbre, jeune exalté qui s'est donné pour mission de préserver ce qu'il considère comme un arbre sacré. La science, le business, la mystique, trois données de la société japonaise ainsi représentées. Au milieu de ces trois forces, Yabuike, le flic, représente la loi. Comme dans les westerns, il est l'homme qui vient de l'extérieur et doit rétablir un équilibre. Le toujours convaincant Kôji Yakusho, l'homme du récent Perfect Days, a pour mission de l'incarner.

Notre héros va être sauvé tour à tour par chacune des parties. Les gardes forestiers le trouvent inconscient dans la forêt. Chizuru le tire d'un piège à loup, le soigne et lui offre l'hospitalité. Kiriyama aussi le sauvera des dangers de cette forêt maléfique. Quel parti prendre ? Yabuike hésite, va ausculter l'arbre sacré avec un stéthoscope prêté par Chizuru mais entend aussi les diatribes de Kiriyama qui prétend que madame Jinbo ne comprend rien à la forêt : l'opposition classique entre mystiques et rationalistes. Quant au troisième clan, Yabuike le désapprouve mais ne laisse pas pour autant Kiriyama user de violence à son égard. Un flic, quoi.

Mais ce flic très particulier a une obsession : ne pas choisir. Si le député est mort, c'est parce que Yabuike voulait sauver et l'agresseur et l'otage. De même ici : Yabuike veut conserver autant l'arbre que la forêt. Chizuru le lui a bien dit : dans la nature, on tue pour vivre. Comme l'explique très bien le best seller La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben, c'est absolument vrai des arbres qui concilient une forme de solidarité et une compétition acharnée pour la lumière. Force de vie et force de mort sont une seule et même force, de cela, Yabuike est convaincu. Mais qui est-il pour décider qui doit vivre ou mourir ? La sagesse n'est-elle pas de laisser la nature intervenir ? La revendication du preneur d'otage était inscrite sur un papier : "rétablir les Règles du Monde". Face à Kiriyama, Yabuike déclinera la formule en "rétablir les Règles de la Nature". Ni la science, lorsqu'elle outrepasse sa fonction première de connaissance, ni le business, grand massacreur en chef de la nature, n'y ont leur place, c'est pourquoi Yabuike va se ranger plutôt dans le camp de Kiriyama. Celui-ci qui, apparaissant la nuit comme un spectre, lui a "volé son âme", lui lance : "Charisma, c'est toi" - et, avec sa chevelure hirsute, Yabuike évoque par moments un arbre en effet. Autrement dit : l'attitude juste, qui peut sauver la nature, c'est toi qui l'incarnes en refusant de choisir. A la fin, le flic n'hésitera pas, pourtant, à détruire le puits, puis à abattre l'un des gardes forestiers qui menace Chizuru, contrairement à ce qu'il fit lors de la prise d'otage. On voit là qu'il a évolué grâce à cette aventure - équilibre ne signifie pas inaction. Juste après, il tirera sur Chizuru mais l'emmènera se faire soigner, celle-ci étant identifiée comme une force nécessaire ?

Charisma est donc une fable métaphorique. La puissance de la nature est figurée par cette forêt, où l'on trouve à la fois des lieux édéniques (le plan de Yabuike au bord d'une rivière avec en fond des rais de lumières obliques), des apparitions étranges (un pendu, des arbres qui tombent derrière soi) et des dangers (les herbes que Yabuike voulait consommer, des champignons qu'on devine hallucinogènes, des pièges à animaux). Du côté humain, la référence à la culture japonaise est omniprésente, qu'il s'agisse de duels au sabre autour de l'arbre ou du traumatisme d'Hiroshima, avec le nouveau Charisma en forme de champignon. La civilisation est délabrée, en témoignent les bâtiments désaffectés où vivent aussi bien les gardes forestiers que Kiriyama.

A l'instar de la forêt, l'argument est déjà assez touffu. Pas assez encore toutefois au goût de Kurosawa, qui introduit encore Mitsuko, le personnage de la jeune soeur de Chizuru Jinbo. Celle-ci s'éprend de Yabuike, en qui elle voit la possibilité de fuir ces lieux. Lorsqu'elle lui explique que sa soeur empoisonne l'eau du puits alimentant la forêt pour la faire périr, le spectateur que je suis commence à être passablement perdu. Trop c'est trop. Ce n'est pourtant pas encore tout : quel est le rôle de l'agonisante épouse de l'ex directeur du sanatorium qui passa le flambeau à Kiriyama pour veiller sur Charisma ? Quel est le sens de l'ultime plan, qui semble sorti d'un jeu vidéo, montrant un brasier au loin ? Qui avait, finalement, mis le feu à la voiture au début de l'incursion de Yabuike en forêt ? Pourquoi les paramilitaires, après avoir refusé de l'embarquer en échange d'une valise de billets que leur tend Kiriyama, jettent-ils leurs armes du camion ? Etc.

Trop de mystère tue le mystère : c'est là le grand travers de ce Charisma. Dommage, car il ne manque pas de qualités formelles. Dans le choix des valeurs de plan : beaux plans larges alternant avec des plans au plus près des corps, caméra posée à distance des personnages, plans en surplomb, comme celui qui semble épier les deux Jinbo chez elles. Beaucoup de plans fixes, la caméra ne bougeant que lorsque c’est strictement nécessaire - on n’est pas chez Ozu mais une influence est possible. Dans la composition de ces plans aussi, qu'il s'agisse d'un entretien entre une femme (mystérieuse une fois de plus) et Yabuike au sanatorium devant un rideau de pluie, ou de scènes de nuit dans la forêt montrant les troncs luisant comme des poignards.

Le son n'est pas en reste : un bruit grave sous-tend tout le film, laissant place par moments à une espèce de samba qui en a désarçonné plus d’un sur SC mais que j'ai trouvée pour ma part savoureuse. En matière de musiques de films, je préfère souvent le contre-emploi à l'illustration. On trouvait cela aussi dans le superbe Shokuzai, une cornemuse incongrue intervenant dans la partie consacrée à la troisième femme. J'approuve enfin le choix restreint de thémes musicaux comme ici, qui finit par installer quelque chose.

A bien des égards, ce Charisma est un beau parcours, mais je crains de m'être un peu perdu en chemin... Manquaient quelques panneaux indicateurs sans doute. Shokuzai, malgré là aussi une tendance à charger la barque de la part de Kurosawa, est de ce point de vue bien plus réussi.

6,5

Jduvi
6
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Créée

le 9 sept. 2024

Critique lue 7 fois

Jduvi

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