Le premier long-métrage de fiction d'Alain Tanner, cinéaste quelque peu relayé au second plan au profit d'un certain Jean-Luc Godard, a de quoi convaincre le néophyte de s'attarder plus amplement sur le reste de sa filmographie.
Charles mort ou vif, produit dans le cadre du Groupe 5 qui contribuera à la naissance de la scène cinématographique suisse dont Tanner est un des architectes, revêt pléthores d'atouts hérités d'un regard philosophique et cinématographique renouvelé par les récents évènements de mai 68 qui précèdent sa sortie en salle. Le film en est clairement un enfant revendiqué et nous emporte dans la remise en question existentielle de Charles Dé, un industriel en fin de carrière dont la place dans la machine sociale cesse tout à coup d'être évidente pour devenir un fardeau que ses épaules ne peuvent désormais plus supporter. Sa décision soudaine de disparaître aux yeux du monde qu'il veut mettre derrière lui l'amène à croiser la trajectoire de deux autarciques naïfs mais entiers, Adeline et Paul, à renouer des liens plus sincères avec sa fille anarchiste, Marianne. De ce quatuor solidaire naît rapidement une touchante communauté de pensée à l'alchimie d'une évidence et d'un naturel sidérants, largement portée par les interprétations de François Simon - le fils méconnu du grand acteur - et de ses compères.
Là où l'influence de la Nouvelle Vague se fait ressentir dans les premières scènes, dont l'amateurisme comme projet esthétique ou l'autonomie des dialogues poétiques vis-à-vis de la narration en sont quelques fameux exemples, la deuxième partie ajoutera à ce carcan stylistique une idéologie post-68 évidente. La caméra qui s'était affairée à capter l'atmosphère dissonante et la fatigue graduelle du nouvel Etranger s'attardera alors longuement sur la petite maison de campagne du couple d'hôtes et vagabondera aux gré des réflexions de la petite troupe à l'amitié aussi bancale qu'amusante, épousant avec naturel la poésie de leur rythmique placide.
Tanner retranscrit à merveille la fluctuation des états-d'âme de chacun, imposant habilement comme seul rythme temporel la récitation anaphorique de maximes et autres proverbes censés sensibiliser Paul, le colosse candide, à l'exercice de la pensée critique. Systématiquement, l'aphorisme comme moyen d'expression souligne l'atmosphère méditative propre à ces temps de redéfinition des valeurs morales et sociales et laissent entrevoir ses limites : une certaine tendance à la répétition, à la posture.
La charge la plus politique de l'œuvre transparait à travers la métaphore de la maladie, matérialisée par le corps et l'esprit meurtris de Charles, personnification d'une société à l'agonie. Là où la blessure ouvrière de Paul symbolise un sacrifice nécessaire au bon fonctionnement d'un écosystème à la fois fragile et indépendant, celle de Charles est beaucoup plus grave, plus profonde. Tant et si bien que l'osmose naïve de la deuxième partie du récit, celle d'une communauté libérée de toutes entraves et prédisposée à penser sans contraintes, se révèle vite trompeuse. Charles verra de l'autre côté du miroir de la société capitaliste un monde idéalisé qui ne s'accorde pas toujours à ses désirs, un monde incapable de guérir entièrement ses frustrations existentielles.
En cela, Charles mort ou vif reste un film d'une amer espérance et l'ambulance qui emmène sans préavis l'homme à la fin du film tend à souligner la contingence de son mal-être, statut quo face à un monde pour lequel "l'espoir s'en va doucement".
Les morceaux de Charles sont déjà impossibles à recoller. Né trop tard pour être l'artisan horloger que son père était avant lui, trop tôt pour prétendre échapper, comme sa fille, au système qui a fait de lui un puzzle irréconciliable, son sort semble comme scellé par son temps.
Pourtant, citant Walter Benjamin, Tanner rappelle toute la nature du paradoxe, celui qui change toute impasse en révolution : "c’est seulement par les gens qui sont sans espoir que l’espoir pourra nous être rendu".