Dans le monde du cinéma, les Frères Russo sont dans cette situation unique d’être à la fois des géants (ayant même détrôné le King of the World James Cameron à la première place des films ayant fait les plus grosses recettes en US$) et des nains (personne n’ayant jamais mentionné leur « talent » de réalisateurs, si ce n’est pour le moquer) : "Cherry", leur premier film VRAIMENT SERIEUX (mais qu’est-ce que ça veut dire, si ce n’est qu’on vise ici clairement les Oscars ?), financé par la maison Apple, se présente donc avant tout comme un défi lancé à la face du monde qui les snobe. Ce qui se traduit, dès les premières séquences du film, par un message bruyamment claironné : « eh, regardez, les amis, regardez tout ce qu’on sait faire ! »…
A partir d’une histoire très américaine – un sujet dont on pourrait dire qu’il travaille Joe et Anthony Russo s’ils étaient des auteurs – en forme de chemin de croix, "Cherry" est une impressionnante démonstration de force, et roule les mécaniques comme une production Marvel standard : l’important ici n’est pas de nous raconter l’enfer vécu par Cherry, jeune engagé volontaire en Irak, traumatisé par ce qu’il y a vécu, souffrant de PTSD, sombrant avec son épouse dans la drogue dure, puis la criminalité, l’important c’est de montrer à chaque instant qu’on peut raconter cette histoire-là en dynamitant formellement tous les codes classiques du cinéma : un peu comme chez Tarantino, mais sans aucun fun, et surtout sans aucune pertinence. Le problème est que, bien sûr, tout l’arsenal d’armes de destruction massive déployé par les Russo Brothers a déjà été vu et revu : narration en chapitres, filtres de couleur, effets sonores, changement de taille de l’image, jeux sur les objectifs et la profondeur de champ, destruction du « quatrième mur », etc. etc. Tout cela est laborieux même à énumérer et ne bluffera que les adolescents qui n’ont pas encore découvert le Cinéma, le vrai, et sont encore scotchés sur les productions Marvel / Disney. Donc, ce qui ne surprendra personne, les Frères Russo ont réalisé un nouveau film de super-héros pour leur public de films de super-héros.
Et ce qui est dommage, c’est bien sûr que cette approche au bulldozer dynamite toute relation empathique entre le spectateur et les protagonistes, que l’on contemple avec la même indifférence que les habituelles marionnettes en collants qui s’agitent devant nous. C’est d’autant plus triste que, devant les caméras qui ne réussissent pas à en capter la moitié, il y a une superbe interprétation de Tom Holland, qui réussit, lui, son entrée dans la cour des grands et son grand « décollage d’étiquette » : constamment crédible, régulièrement bouleversant (surtout dans la seconde partie du film où les Russo Bros. baissent un peu en régime), il est à lui seul une très bonne raison de passer deux très longues heures et vingt minutes devant "Cherry". Et nous fait regretter le film que "Cherry" aurait pu être, avec un script réduit de moitié pour se concentrer sur un seul des nombreux sujets effleurés ici, et avec un bon artisan, patient et attentif, à la réalisation.
[Critique écrite en 2021]