Avide lecteur de Georges Simenon -- une énième référence littéraire occidentale pour le maître -- Kurosawa écrit d'abord Chien enragé comme un roman avant d'en faire le script du premier grand film policier japonais. Reprenant les codes du film noir apparu aux Etats-Unis quelques années plus tôt (autour de 1941), il innove et invente le concept du duo de policiers à travers un jeune inspecteur impulsif (Toshirô Mifune) et un vétéran roublard mais désabusé (Takashi Shimura).

Dans la chaleur épaisse d'une ville de Tokyo ravagée par la guerre et soumise au rationnement par l'occupant américain, le marché noir bat son plein dans tous les quartiers de la capitale. C'est dans ce contexte que Mifune, soldat démobilisé devenu inspecteur de police, se fait voler son arme de service dans un bus bondé. Conscient de la gravité de sa faute, il présente sa démission à son supérieur qui la refuse et l'envoie enquêter avec un inspecteur plus expérimenté (Shimura) afin de retrouver le colt disparu. Les deux vont alors suivre la trace de l'arme qui servira une première fois dans une attaque à main armée, puis dans un cambriolage qui tournera mal (la maîtresse de maison est tuée). Une véritable course contre-la-montre s'engage alors pour retrouver le détenteur du Colt volé avant qu'il ne fasse d'autres victimes, emmenant dans son sillage les deux inspecteurs dans les bas-fonds d'une ville encore traumatisée par la guerre.

Le film laisse transparaître une satire sociale majeure :

- l'occupation américaine et le rationnement provoquent un marché noir responsable de toutes sortes de criminalité. Le marché noir tout comme la prostitution et les cabarets aux noms exotiques anglophones participent à l'essor des yakuzas ;

- au contact des Américains la société japonaise s'occidentalise et perd de ses valeurs, en développant une certaine schizophrénie. Il s'avère que le meurtrier est un ancien soldat de l'âge de Mifune, qui n'a pas retrouvé sa place dans la société d'après-guerre. Sa personnalité est un miroir de celle de Mifune : l'un a choisi la voie "facile", la criminalité, tandis que l'autre se consacre au bien de la société civile.

Tourné pendant l'été caniculaire de 1949, la chaleur écrasante ajoute à la tension du film et à la nervosité des personnages, souvent dégoulinant de sueur. Kurosawa s'autorise une plus grande liberté de mouvements, par exemple lorsque sa caméra suit Mifune déambulant dans les bas quartiers de Tokyo -- le véritable marché noir de Ueno, infiltré parmi les petits voyous à la recherche d'une piste. Il est intéressant de remarquer que pour prendre l'apparence d'un indigent, d'un laissé-pour-compte, il reprend son vieil uniforme de soldat, symbole de l'abandon de la société pour cette génération vaincue (voir point précédent).

Un autre symbole remarquable est l'engouement autour du match de baseball, tourné en conditions réelles lors d'un match des Giants dans un Korakuen plein à craquer, qui montre encore une fois l'impact de l'américanisation sur la vie quotidienne des Japonais.

D'ailleurs, la jeune danseuse de cabaret, petite amie du meurtrier, ostensiblement perdue et dansant à moitié nue pour distraire des GI en goguette, est ramenée à la raison par sa mère, une femme vêtue à la traditionnelle, comme si pour Kurosawa l'espoir et la vertu résidaient dans les valeurs traditionnelles, ici l'honnêteté d'une mère et le respect filial de sa fille.

Le meurtrier, qui s'avère être le double du personnage de Mifune, en tout cas celui qu'il serait devenu s'il n'avait pas choisi le droit chemin dans cette période tourmentée, finit par être appréhendé après une lutte au corps à corps entre les deux hommes. Lorsqu'il est menotté, le meurtrier pleure en entendant passer un groupe d'écoliers qui chante une comptine pour enfants. Enième symbole de la croisée des chemins et de la douleur d'une génération sacrifiée.

Kurosawa livre à la fois le premier grand film policier japonais, le premier film noir du pays et peut-être même le premier buddy cop movie de l'histoire du cinéma. Il présente aussi et surtout un film éminemment politique symbole d'une plus grande liberté de ton de la part du maître. Son premier véritable chef d'œuvre.

Yushima
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le 15 sept. 2024

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