Quand Ozu était jeune et fougueux (mais quand même Ozu)

Ozu a tourné une trentaine de films muets avant 1936. Quelques-uns ont été conservés, parmi lesquels l'un des plus fameux de sa carrière, Gosses de Tokyo (1932). Chœur de Tokyo, sorti la même année que le premier parlant japonais (1931), marque le passage d'Ozu aux shomin-geki, films sur les gens et travailleurs ordinaires, avec une prédilection pour l'enfance et la famille dans le cas de ce réalisateur. Il succède à plusieurs essais prenant la comédie américaine en modèle (le protagoniste a encore l'allure d'Harold Lloyd, le perché de Safety Last) et impliquant des étudiants – orientations abandonnées.


Ce film suit un jeune père de famille et employé (dans les assurances) allant au bout des engagements habituellement pris en l'air : il s'oppose à un abus de son supérieur hiérarchique, subi par un de ses collègues ; le paie en étant renvoyé. Le petit-bourgeois est ramené à la réalité de sa condition sociale, cet exemplaire l'assume entièrement. C'est donc une sorte de héros banal, vraisemblable mais toujours rare (par ce comportement et son sérieux), refusant indirectement la soumission déguisée. Pendant que tant d'autres braillent et se couchent, lui fait le clair au lieu d'imiter la colère et taire sa rébellion après la pause collective.


Le soulèvement d'Okajia n'arrive pas par hasard et n'est pas simplement le produit du contexte. Cet homme d'équilibre, pacifique et attentif, est dominé par son sens de la justice (manifeste dès le début, avec les enfants et le ballon – après la dissidence troupière de la scène d'exposition). Le film est plutôt optimiste a-priori ; l'acte est récompensé, Okajia rebondit, trouve des soutiens. Il dépasse les obstacles, les tensions et réprobations dans la famille, ne se relâche pas quand l'entourage le considère comme un être diminué ; il doute de son succès, mais pas d'avoir eu raison.


Pour dresser ce tableau le mensonge et les flatteries ne sont pas nécessaires. Sans son obstination, sa vieille relation et un peu de chance, Okajia aurait connu le déclassement et l'exclusion, y compris sur le plan intime. Sa sagesse et son implication ne sont pas toujours suffisantes et tardent souvent à produire des effets décisifs, comme en attestent ses deux garçons difficiles, malgré une éducation (probablement) exigeante et (certainement) charitable. Le courage et la liberté du protagoniste sont jaugés avec la même honnêteté ; cette liberté est celle d'un homme mûr, pas pourri ni enflammé, persistant mais se mettant en insécurité pour garder cette solidité. L'aigreur et la rancune menacent et font parfois surface.


La signature d'Ozu est déjà prégnante, le développement bien plus direct que ce qu'il produira plus tard. Le soin méticuleux caractérisant Le Goût du saké ou Voyage à Tokyo n'est pas encore assez poussé pour donner leur abord dissuasif (et pudique à l'extrême). Ozu fait face à la violence des relations, de la menace d'indignité, avec sobriété et en prenant les ambiguïtés (et le chemin de la joie), plutôt qu'en montant des charges ou distribuant des bons ou mauvais points. La déconnexion de ses propres urgences apparaît comme une qualité, tant qu'elle est temporaire (comme doivent l'être les scrupules, la remise en question ou le sacrifice de l'estime de soi). Kurosawa abordera des préoccupations similaires dans Vivre ! en jetant son dévolu sur un anti-héros, fonctionnaire au sursaut plus pataud et à l'ascendant inexistant.


https://zogarok.wordpress.com/2017/02/01/choeur-de-tokyo/

Créée

le 1 févr. 2017

Critique lue 449 fois

3 j'aime

Zogarok

Écrit par

Critique lue 449 fois

3

D'autres avis sur Choeur de Tokyo

Choeur de Tokyo
Zogarok
8

Quand Ozu était jeune et fougueux (mais quand même Ozu)

Ozu a tourné une trentaine de films muets avant 1936. Quelques-uns ont été conservés, parmi lesquels l'un des plus fameux de sa carrière, Gosses de Tokyo (1932). Chœur de Tokyo, sorti la même année...

le 1 févr. 2017

3 j'aime

Choeur de Tokyo
JM2LA
9

On ne badine pas avec les promesses faites à un enfant

Revu 24.09.2018 04.12.2013 Et dire qu'on ne connaissait pas Ozu en France (et à l'étranger) avant les années 80 !!! Qu'on avait pas vu ça, mais que lui, par contre, avait sans doute vu "La Foule" de...

le 9 sept. 2015

2 j'aime

Choeur de Tokyo
JanosValuska
8

Entre deux mondes.

Il est rare que le cinéma offre d’assister à ce point au fossé si imposant qui sépare le monde adulte de celui des enfants. Ici, quand deux grands parlent ou se disputent, l’arrière-plan ou le...

le 25 avr. 2023

1 j'aime

Du même critique

La Haine
Zogarok
3

Les "bons" ploucs de banlieue

En 1995, Mathieu Kassovitz a ving-six ans, non pas seize. C'est pourtant à ce moment qu'il réalise La Haine. Il y montre la vie des banlieues, par le prisme de trois amis (un juif, un noir, un...

le 13 nov. 2013

51 j'aime

20

Kirikou et la Sorcière
Zogarok
10

Le pacificateur

C’est la métamorphose d’un nain intrépide, héros à contre-courant demandant au méchant de l’histoire pourquoi il s’obstine à camper cette position. Né par sa propre volonté et détenant déjà l’usage...

le 11 févr. 2015

48 j'aime

4

Les Visiteurs
Zogarok
9

Mysticisme folklo

L‘une des meilleures comédies françaises de tous les temps. Pas la plus légère, mais efficace et imaginative. Les Visiteurs a rassemblé près de 14 millions de spectateurs en salles en 1993,...

le 8 déc. 2014

31 j'aime

2