Il est rare que le cinéma offre d’assister à ce point au fossé si imposant qui sépare le monde adulte de celui des enfants. Ici, quand deux grands parlent ou se disputent, l’arrière-plan ou le contrechamp montrent systématiquement des gosses en train de jouer, de rire, de pleurer. « Comme j’envie les enfants qui peuvent pleurer sans retenue » dit un personnage un moment donné. Tout le programme du film se joue dans ces quelques mots, tant la vie semble difficile.
C’est un grand film sur la crise de l’emploi au Japon, la crise économique de 29 et les répercussions sur les rapports père/fils. Un grand film muet, qui a l’audace d’utiliser les cartons avec parcimonie. Rien de trop. Rien qui double ce que l’image, déjà, suggère. Si l’on sent qu’Ozu tient ici la comédie américaine pour modèle (toute la première partie estudiantine du personnage, notamment) il s’en libère rapidement tant le mélodrame prend le pas sur le burlesque.
Père de famille et employé d’une compagnie d’assurances, Okajima s’oppose au licenciement abusif d’un de ses collègues (un vieil homme qui a vendu un contrat à un type décédé le lendemain) et se fait licencier lui-même. Les promesses d’offrir un beau vélo à son garçon s’envolent. Et le contexte économique n’est pas des plus favorables aux chômeurs : c’est ainsi qu’il croisera la route de son ancien professeur de gym, obligé de se reconvertir, ayant ouvert une guinguette qui ne fonctionne pas. Et voilà Okajima d’accepter de faire l’homme sandwich, afin de d’aider son ami à vendre son riz au curry, en échange d’un éventuel job à venir.
La crise chez Ozu est filmée dans la plus pure intimité. Crise du foyer : Comment nourrir les enfants sans revenu ? Comment payer les soins de la jeune fille malade ? Si la commode se vide c’est probablement qu’on a vendu des vêtements pour y remédier… Si Okajima perd son travail, il perd aussi de son image. Comment les enfants peuvent-ils accepter le déclassement ? Acheter une trottinette à son garçon qui tenait temps à sa bicyclette provoquera la crise de nerfs de l’enfant (qui jette ses chaussures, saute pour faire du bruit, mange le papier tendu de la cloison fine…) qui n’en sera que légitime : Son père lui a menti.
Chœur de Tokyo contient nombre de moments d’une fulgurante beauté. Parmi ceux-ci cette conversation entre époux, fatigués de leur sort, qui s’achève dans le silence des regards, qui se croisent, puis se perdent sur l’horizon d’une simple corde à linge où flottent leurs vêtements accrochés. Ce film est une merveille.