Il y a quasiment exactement un an, dans un mois d’octobre durant lequel les esprits commencent à s’engourdir de froid en attendant les chaleurs des fêtes de Noël, un film terrible et dérangeant est sorti pour secouer le cinéphile : The Tribe, du réalisateur ukrainien Miroslav Slaboshpitsky. Un film qualifié de « merveille abrasive » par Ecran large, et jugé « important, dérangeant et expérimental » ici même (lire la critique de The Tribe ici)
Les mois passent, Octobre revient déjà, et le film terrible et dérangeant de l’année nous tombe dessus : Chronic, le nouveau film de Michel Franco, après le très éprouvant Después de Lucia, lui même précédé du difficile Daniel & Ana. Ce dernier, qui est le premier du mexicain, met en scène un frère et d’une sœur qui se reconstruisent difficilement, après des traumatismes suite à un kidnapping public dont ils ont été victimes. Un film peu commode, mais encensé par la critique, et sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 2009. Después de Lucia a raflé deux prix à la sélection Un certain Regard à Cannes en 2012, avec une histoire d’humiliation et de harcèlements à l’école. Mais plus les films de Michel Franco se radicalisent, plus Cannes les aime. En effet, directement en Sélection Officielle, il en ressort avec le prestigieux prix du scénario. Un film dérangeant, donc, car il nous montre des choses que nous n’avons pas la force de regarder tous seuls.
Dès la première seconde, la première image, Chronic nous happe pour ne plus nous lâcher jusqu’à un final percutant comme on en voit rarement. Depuis ce pare-brise, le spectateur observe en caméra subjective une autre voiture, une femme de dos la rejoint pour la conduire. Nous partons à sa suite, dans un plan séquence assez conséquent, mort d’inquiétude déjà, car nous ne savons pas avec qui on voyage. Puis la caméra bouge légèrement, et on aperçoit le conducteur, interprété par Tim Roth, un acteur dont la vue va rassurer quelque peu le spectateur.
Dans le plan suivant, l’homme s’installe devant son ordinateur et épluche longuement les photos du compte Facebook d’une femme très jeune. Sans aucune musique et sans aucun dialogue à ce stade, le cinéaste a déjà installé une ambiance anxiogène. Et quand plus tard, on le voit nettoyer scrupuleusement une femme squelettique, les yeux clos, ne tenant pas debout sous la douche, on ne sait toujours pas si cet homme est bon ou mauvais, si ces gestes minutieux sont les gestes d’un parent attentif et aimant, ou au contraire ceux d’un pervers prêt à toutes les ignominies. Ainsi va le film de Franco, plein de mystère, ne livrant rien en pâture, laissant le spectateur se débrouiller avec les bribes d’information qu’il arrive à attraper ici ou là, s’il n’est pas totalement absorbé par le spectacle qui se déroule sous ses yeux, le spectacle de l’être humain dans son noyau le plus intime, l’être organique en train de vivre et en train de mourir.
David, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle, est un infirmier qui s’occupe de malades chroniques en phase terminale. A la place des proches, il lave, nourrit, divertit ses patients, assiste à leur enterrement, sans que l’on comprenne ses motivations. Lorsque survient le décès de sa première patiente, David finit par évoquer celui de « sa femme », puis s’implique davantage auprès de son prochain patient, un certain John qu’il appelle « mon frère ». Ces mourants sont sa famille, ses semblables.
Le cinéaste donne à voir avec beaucoup de respect les relations intimes entre un homme qui veut donner des soins jusqu’au malaise et l’incompréhension (il sera accusé de harcèlement sexuel dans une des familles), et des hommes et des femmes qui doivent recevoir ces soins malgré eux. Il montre avec maestria à quel point cet homme, David, un mort vivant pour des raisons qui seront révélées parcimonieusement, est en communion avec ses patients, des vivants morts. Tim Roth, que Michel Franco a rencontré lorsqu’il fut le président du jury qui lui a remis un prix pour Después de Lucia, et pour qui le cinéaste a écrit sur mesure le rôle, est magistral dans sa manière d’embrasser son personnage. Hermétique et mystérieux comme le scénario, infiniment empathique sur le plan professionnel, perdu et vulnérable dans la vie privée. Très modeste dans son jeu, Tim Roth qui est de tous les plans se met en retrait pour être au service du film, du scénario, du réalisateur.
Encore plus que dans ses précédents films, il n’y a pas une once de graisse dans le Chronic de Michel Franco : aucune musique, quasiment aucun mouvement de caméra, des plans séquence sans coupe, la vérité nue de l’humanité filmée dans sa version la plus simple, sans fioritures. Seule, la magnifique lumière du français Yves Cape illustre son propos. On pense bien sûr à Haneke et son film Amour, mais en la personne de Franco, on a trouvé un cinéaste encore plus froid, encore plus minimaliste que Haneke. Ou alors, on pense au Haneke des premiers films, des films cliniques et froids, et pourtant aussi hypnotisants que Chronic.
Michel Franco confirme avec ce film très singulier, et émouvant à sa manière, qu’il devient un cinéaste incontournable, un réalisateur essentiel au cinéma pour la forme, mais aussi pour les thèmes qu’il choisit de développer. Un digne représentant du foisonnant cinéma mexicain.
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