Les motifs de colère et de révolte sont si nombreux face à un régime totalitaire qu’une fiction ne suffirait pas pour les rassembler : tel est le constat d’Ali Asgari et Alireza Khatam, qui décident d’opter pour une structure chorale, fortement conditionnée par la censure et l’impossibilité d’obtenir des autorisations de tournage. Qu’importe : prétextant tourner des courts-métrages qui passent bien plus facilement sous les radars, n’avertissant pas les comédiens que leur segment sera la pièce d’un ensemble plus vaste, ils écrivent ces chroniques, dont le dispositif formel radical va devenir une force.
Soit 9 plans fixes/séquence dans lesquels des citoyens iraniens sont en prise avec une autorité qui a le pouvoir d’accéder à leur demande : un permis de conduire, un emploi, une autorisation de tournage, un habit à acheter pour la rentrée, le retrait d’une amende… Posture frontale, face à un interlocuteur qu’on ne verra jamais en l’absence de contre-champ, finalement assez théâtrale, mais dont l’austérité dépouillée se met entièrement au service des individus. D’abord, par une dénonciation explicite d’un pays saturé de règles et fanatisé dans la privation des libertés, obligeant les écolières à se couvrir intégralement pour rester à l’école, les adolescentes à ne fréquenter personne dehors de l’établissement, les femmes à rester voilées même dans leur voiture et à ne pas posséder de chien. Quant aux hommes, on travaille leur soumission à une censure absolue (celle du scénariste), à réciter les sourates du Coran pour pouvoir travailler dans le bâtiment ou à modifier le prénom d’un nouveau-né.
La fixité des entretiens et leur longueur force pourtant à dépasser le simple état de fait sur un pays dévoré par son autoritarisme. La rigueur formelle, en adéquation avec la posture des individus, est progressivement transformée en force subversive : parce que les différents personnages contestent, questionnent, avec cette fausse naïveté coutumière de la littérature des Lumières (le conte philosophique n’est jamais loin), et insufflent à cette atmosphère kafkaïenne un humour absurde presque salvateur. Ainsi du passage du Coran que propose de filmer le scénariste, et qui fait paniquer son interlocuteur, du dévoilement des tatouages évoluant vers un strip-tease ou d’un mime des ablutions virant à la farce. Pousser l’autorité dans ses retranchements, que ce soit en révélant sa propre hypocrisie (l’élève face à la directrice) ou en révélant qu’un état prude n’empêche nullement le harcèlement sexuel (terrible entretien d’emploi pour une jeune fille qui comprend très vite à quelles conditions seront respectées ses demandes) : Chroniques de Téhéran ne ménage pas sa colère, et ne fera bouger son cadre que dans une ultime séquence appelant, par une métaphore explicite, à une nouvelle révolution. Comme l’affirme Alireza Khatam : Nous savions que le temps de raconter une histoire autour du feu était révolu. Il était maintenant temps de raconter une histoire venant directement du feu. Et Ali Asgari d’ajouter : Nous avons donc dépouillé le cinéma de tout ce qui faisait obstacle aux flammes.