Chungking Express est un film fou, déséquilibré, et terriblement frustrant.


D'abord, il se constitue en deux parties. Deux parties clairement séparées et distinctes, absolument dans le récit, un peu dans la mise en scène aussi. C'est un équilibre de récit avec lequel j'ai du mal, de façon générale. Je trouve que ça donne un côté bancal à un film, un peu comme dans Melancholia de Lars Von Trier, qui pourtant est aussi très bon sur plein d'aspects.

Ce qui crée ce déséquilibre est surtout qu'entre les personnages que l'on voit dans la première partie (la dame à la perruque, le jeune policier matricule 223 en pleine rupture), et ceux de la deuxième partie (le policier plus âgé matricule 663, et la jeune Faye), il n'y a aucun lien, aucun point de contact, si ce n'est un lieu (le fast-food) et un seul regard à un seul moment entre matricule 223 et Faye : "pendant ce bref instant d'intimité, un millimètre nous sépare"...

Puis pouf, plus rien.

Ces personnages ne réinterviendront jamais, plus rien ne les reliera.

Je trouve que c'est un échec de film choral. Un bon film choral crée du liant entre les situations, les personnages, les lieux. Ce liant peut être ténu, original, subliminal, mais il doit (à mon sens) être un minimum solide pour donner une cohérence à l'ensemble. Sinon, ça laisse juste un arrière-goût d'inachevé en bouche, c'est si dommage.


Ce qui est frustrant aussi, c'est que comme souvent dans les films à deux parties, on en préfère une. Je vois beaucoup de critiques ici dire avoir préféré la première, ou la deuxième partie.

Pour moi, la première partie m'a clairement plus touché. La deuxième, loufoque et légère, aurait pu faire un film bien sympathique à part entière, mais n'a pas du tout la force du début.

Puisque le film est si scindé, je scinderai également ma critique en deux.


Critique 1 : Court-métrage de 30 à 40 min environ : "Plus de nana, mais plein d'ananas"

D'un côté, matricule 223 est lâché par sa copine. On le voit évoluer dans un environnement urbain, la nuit, appeler sa copine seul tendu sur le téléphone d'un fast-food. C'est un personnage de loser, un peu balourd mais attendrissant. Ce genre de personnage niais que je ne peux m'empêcher d'apprécier, d'abord parce qu'il est mignon certes (on peut bien le dire car beaucoup de gens ont préféré la deuxième partie pour la belle Faye ! On vous voit ! Bah je préfère le beau matricule 223), mais aussi parce qu'il est sincère, un peu fou avec son histoire d'ananas (qui occasionne des scènes assez drôles au magasin, et chez lui avec toutes ses boîtes), et complètement perdu.

De l'autre, en parallèle, on suit une femme avec une perruque blonde, qui traîne dans des affaires de trafic assez louches, et qui n'hésite pas à faire preuve de violence...

Ces deux personnages finissent par se rencontrer par un hasard du destin.

Je suis peut-être fleur bleue ou trop grand amateur de comédies/drames romantiques, mais j'aurais bien aimé voir le développement de cette histoire entre ces deux personnages ! On suit le début de l'échange entre eux, un premier rapprochement...

Puis plus rien.

On passe à la deuxième histoire.

Et c'est terriblement frustrant.

Parce que dans le mystère derrière cette femme blonde, derrière ses apparitions éclair à l'écran, derrière ses scènes de violence, de course-poursuite en stop motion/ralenti absolument crade et fascinant, tout un drame avait l'air de se tapir dans l'ombre. D'où vient-elle ? Que fait-elle ? Que veut-elle ? Qu'a-t-elle vécu ? Pourquoi dit-elle au jeune "on peut ne plus aimer l'ananas"... ?

On n'en saura jamais rien.

Et ce jeune flic, brisé par sa rupture, à l'aube de son quart de siècle, qui semble perdu et naïf, donc dans une situation où on peut tout tenter, tout devenir, tout être, que va-t-il devenir ? Que va-t-il faire de fou, d'inconsidéré, d'étrange ? Quels écarts vont lui causer ce déséquilibre ?

On n'en saura jamais rien, non plus.

Et moi qui adore les films où le personnage, ayant vécu un deuil (de relation, ou autre) doit se reconstruire petit à petit, passant par des phases d'errance, de doute, de folie...

Bah, je vais me faire foutre.

Note du court-métrage 1 : 8/10. C'est une entrée en matière fascinante et prenante, qui m'a beaucoup plu. MAIS J'ATTENDAIS UNE SUITE. Et je ne pardonne pas.


Critique 2 : (Trop)long-métrage de 50 à 60 min environ : "La maison pleure, et l'avion crache"

Au fast-food du coin, c'est le grand turnover. Le gérant reste, mais son employée May est partie : elle cède la place à Faye, la crush de bien des Senscritiqueurs (ce que je peux totalement comprendre, j'aurais dit pareil si j'étais bouleversé par les charmes féminins, elle dégage en effet quelque chose).

Le jeune matricule 223 ne reviendra plus jamais (à mon grand désarroi, car même s'il était totalement nul c'était lui mon crush), laissant sa place au matricule 663, un flic un peu plus dans la force de l'âge, mais pas en très grande forme non plus.

On ne sait pas si sa copine hôtesse de l'air va revenir, bref.


Ici, la rupture est traitée davantage comme un état.

Pas une rupture nette, pas une cassure.

Mais un état de flottement, d'indécision, de doute.

Matricule 663 évolue dans un état totalement lunaire : il enchaîne les salades et les répliques débiles, il croit que sa maison pleure, ne se rend pas compte quand on s'introduit chez lui en boucle pendant des semaines pour changer tous ses meubles de place etc. Il NE LIT PAS LES LETTRES QUE SON AMANTE LUI ADRESSE. MAIS QUI FAIT CA ???????????????????????? QUI ??????????????????????????????????????????????? C'est encore plus inhumain que ne pas se laver les mains en sortant des toilettes...

Pendant ce temps, Faye a l'air cool et stylée, elle est charmante et écoute de la pop américaine à fond. Mais en fait elle est tarée et s'introduit dans l'appart des gens pour changer la déco, elle ne peut s'en empêcher.

Les échanges qui vont advenir entre ces deux personnages sont très particuliers, loufoques, assez drôles parfois.

Mais cette deuxième partie comporte bien des longueurs, des situations qui se répètent, et certains personnages comme l'hôtesse de l'air arrivent comme un cheveu sur la soupe, sans être développés.

5/10 pour cette partie 2. Car je suis frustré, voilà.


En réalité, l'intérêt de cette histoire réside entièrement dans la manière dont elle est mise en scène. Les plans originaux et décalés s'enchaînent, comme celui où matricule 663 met une pièce au ralenti dans une machine, tandis que tout le monde autour de lui court à une vitesse folle, en accéléré. Ou les ralentis crades et bizarres.

C'était le cas aussi pour la première histoire. Le plan où la caméra est penchée, au sol, et où matricule 223 se fait larguer par téléphone, décrit bien son déséquilibre : il trébuche en lui-même, et donc l'image trébuche.

Oui, la mise en scène est passionnante, la réalisation est captivante.

Et c'est aussi un gros point que je reprocherais au film : la réalisation est excellente, le scénario est pas trop mal.

C'est peut-être mon côté littéraire qui parle, mais pour moi une réalisation optimale doit être au service d'un bon récit, ce n'est pas un récit bancal qui doit être le prétexte à une réalisation de fou furieux.

Je pense que ce film a tout ce qu'il faut pour plaire aux techniciens ou aux purs esthètes, mais personnellement il me manque ce supplément d'âme et une profondeur ajoutée aux personnages, qui sont juste esquissés et c'est bien dommage.


L'atmosphère du Hong-Kong des années 90 que présente le film est cela dit très prenante, et je dois avouer avoir passer un très bon moment.

Je me suis même demandé, curieusement amusé, décontenancé, surpris et frustré par les virages à 90° de malade mental que prenaient à la fois le scénario malade, et la caméra hyperactive, si Wong Kar-Wai n'était pas une sorte de Jean-Luc Godard hong-kongais, qui cherche à énerver son spectateur, le piquer et le pousser dans ses retranchements pour le faire réagir, pour briser la fiction de l'intérieur et la disséquer. Je me suis vraiment demandé si on pouvait voir ce film au premier degré jusqu'au bout ? La première histoire, avec le jeune naïf et la trafiquante mystérieuse, peut encore être un drame au premier degré, mais l'histoire de Faye qui fout des poissons rouges chez un gars ?? Est-ce que ce ne serait pas juste un gros jeu avec le spectateur ?

"On introduit une femme mystérieuse à la perruque blonde, qui a une aura impressionnante, des scènes de poursuite haletantes et qui apparaît sur l'affiche" > pouf, on l'évacue en 30 minutes

"On entend une musique une fois dans le fast-foot" > hop, la musique apparaît 5 FOIS DANS LE FILM et les personnages l'écoutaient à chaque fois comme si ce n'était pas la même chanson ???

Le flic qui ne réagit pas à tout qui change chez lui, parle à ses peluches...

C'est un peu "méta" non ?


...Et en même temps ça ne pousse jamais le méta assez loin pour créer un vrai effet de commentaire de la fiction comme chez Godard.


Bref, je mets 6/10 mais ce 6 me perturbe, car en général je donne ce genre de note à un film pas trop mal tout le long. Mais là le film, selon ses scènes, oscille pour moi entre 9/10 et 3/10, d'où vraiment la limite des notations chiffrées qui ne rendent pas bien compte de l'expérience vécue...

Car avec 6, on pourrait croire que j'ai trouvé le film oubliable.

Et pourtant, il m'aura marqué jusqu'à me faire réfléchir sur la fiction, mon positionnement sur ce que j'aime dans un film, et je repense à certaines scènes après coup. Et il m'a marqué dans ce qu'il proposait, qui m'a furieusement dérangé dans ce que je considère comme une histoire, un récit suivi. Une histoire, pour moi, doit être finie. N'est-ce pas le cas ?


Quoi qu'il en soit, pour ce qui est de la question de laisser le spectateur sur sa faim et le laisser continuer le film dans sa tête après la projection, je trouve que ce qui est ébauché ici sera bien mieux réalisé quelques années plus tard dans Happy together, qui est une vraie histoire d'un seul tenant, mais possède aussi ces nombreuses béances, ces changements de point de vue (on a le point de vue du cuisinier à un moment sans aucune prévenance ??!!), et ces revirements à 90° qui font le charme d'un style bien particulier.


"Wong Kar-Wai, on adore ou on déteste." L'affirmation me semble fausse : car je crois que, juste, j'aime bien.






burekuchan
6
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le 21 janv. 2024

Critique lue 8 fois

burekuchan

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