A Toto,
Je me souviens de tes premières incursions dans ma cabine. Un petit bonhomme, haut comme mes genoux, impertinent et têtu, qui se faufilait discrètement dans les tréfonds du Cinema Paradiso, pour découvrir l'envers du décor.
A cette époque, tu étais encore enfant de choeur de ce curaillon prude comme tout, gérant et censeur de mon cinéma. Oui, je dis mon cinéma, même si je n'en étais que le projectionniste.
Toi, insatisfait des seules projections publiques, tu venais dès que tu pouvais, pour essayer de voler quelques chutes, quelques photogrammes évincés de la pellicule. Des petits morceaux de rêve, d'espoir. Le septième art. Evidemment, je jouais l'importuné, le furieux. J'étais comme toi, un fort caractère, mais un amoureux du cinéma.
La vérité, c'est que j'étais aux anges en voyant débarquer ta silhouette de criquet en haut de ces quelques marches. Là, en haut, où on voyait le monde. Le monde, depuis la fenêtre, cette place à la fois vide et pleine de vie, ces quelques mètres carrés de Sicile connus de nous seuls. Et de l'autre côté, par une petite lucarne, notre monde. Celui d'une salle comble, plongée dans la pénombre avant la lumière.
Je me souviens t'y avoir vu découvrir le cinéma, avec des yeux comme des soucoupes, mais aussi des amis, la clope, l'amour... Une espèce d'école de la vie. Même si moi, l'école, j'y suis pas allé.
Je me rappelle de ton aide pour que moi, l'illettré, j'obtienne mon certificat d'études, et du pacte qui en a résulté. Je me rappelle t'avoir porté sur mon vélo dans le soleil et la chaleur du sud de l'Italie, t'avoir couvert et protégé de ta mère, veuve et désespérée de te voir passer tes maigres économies dans mon cinéma. Je me rappelle t'avoir appris les ficelles de mon métier.
De celles qui permettent de rendre heureux les gens en projetant la nuit sur la façade d'une maison quelques images. Comme un tour de magie.
De celles qui font naître le feu d'une passion. Ou le feu, tout simplement.
J'ai peut-être perdu la vue dans ces ruines, mais j'y ai gagné bien plus. La fierté de te savoir reprendre ma place dans le Nuovo Cinema Paradiso, la joie de te voir grandir, mûrir, en gardant à jamais ton sourire d'enfant en souvenir.
En grandissant, tu n'as jamais voulu me laisser de côté. J'étais là quand tu as découvert l'amour, Elena, la joie de tenir une caméra et la tristesse de perdre une femme. Je t'ai guidé, comme j'ai pu, vers ce que je croyais important. Je me souviens de cette histoire du soldat, attendant la princesse 99 jours avant de partir au dernier moment, des deux cinémas jonglant avec deux bobines, du cinéma en plein air sous la pluie...
Je n'ai rien oublié Toto. Pas même mon injonction de ne jamais revenir en Sicile. Je sais que tu l'as suivie, je sais que tu as réussi à Rome, que tu es un réalisateur reconnu. Peut-être comprends-tu aujourd'hui que c'était pour ton bien. Pour que tu fasses ce que tu aimes, comme tu aimais cette cabine de projection quand tu étais un petit avorton.
Je ne t'ai pas oublié Toto, simplement suivi de loin. Et je suis fier de ce que je ne peux pas voir.
Si tu lis cette lettre, c'est que mon heure est arrivée.
Avec elle tu trouveras une bobine, un condensé de souvenirs. Des fragments de Sicile, d'une cabine en haut du Cinema Paradiso. Des traces d'une amitié plus forte que le temps.
Qu'elles ravivent ton regard d'enfant. Après tout, le cinéma le plus minutieux du monde ne peut offrir que des évocations.
Ton ami,
Alfredo.