Cinematon
6.8
Cinematon

Documentaire de Gérard Courant (1977)

"Depuis qu'il a du son, le cinéma fait l'âne."

Les # correspondent aux numéros du cinématon de l'artiste, tous trouvables sur la chaîne youtube de Gérard Courant. Je précise aussi que je ne les ai pas tous vu et qu'à moins de participer à une des rétrospectives organisées, il m'en manquera toujours.


Presque 200 heures ?! Mais de quoi peut bien parler ce film ? Et ben de rien en fait, ou de tout plutôt. Malgré son nom, le Cinématon n'est pas du cinéma comme on a l'habitude de voir dans les salles obscures, ça lorgne plutôt du côté de l'oeuvre d'art expérimental. Si des mecs comme Salvador Dalí, Luis Buñuel ou Kenneth Anger vous paraissent un peu trop éloignés de vos goûts artistiques, je doute que vous ayez une ouverture d'esprit suffisante en la matière pour capter l'intérêt des travaux d'un cinéaste inclassable tel que Gérard Courant. Et quand j'utilise le mot "inclassable", c'est bien parce que ce lyonnais peut faire passer David Lynch ou Alejandro Jodorowsky pour des réalisateurs de cinéma mainstream.


Alors le Cinématon, kesako ? Il s'agit d'une compilation de portraits d'artistes répondant aux mêmes règles. Chaque portrait est constitué d'une présentation (numéro, nom, métier, date et lieu) et d'un plan fixe (pour quasiment tous), muet (toujours) et d'une durée de 3min 20 (environ). Gérard Courant est derrière la caméra et laisse carte blanche à l'artiste pour donner vie à son portrait. 2925 portraits composent à ce jour ce cinématon et le nombre ne cesse d'augmenter depuis sa création en 1977. Les personnes apparaissent au fur et à mesure des rencontres de Courant par le biais d'amis, durant des festivals (Cannes, Deauville...) ou des voyages notamment en pleine RFA. On y trouve des gens de tout âge, cinéastes, comédiens, critiques, photographes, enseignants, étudiants, sa concierge (la toute première) et même un bébé du nom de Célestine Roussel (#2862). Courant lui-même l'a testé avec un numéro 0 puis avec les numéros 1000 et 1001, soit un avant et après réveillon.


Pourquoi cette citation de Carlo Rim pour titre ? Car on revient ici aux origines du cinéma tel que les frères Lumière l'ont pensé, c'est-à-dire une autre manière de graver une image sur pellicule différemment de la photographie qui restait figée. Leurs premiers films La sortie de l'usine Lumière à Lyon ou L'arrivée d'un train en gare de la Ciotad n'avaient aucun but artistique, seulement immortaliser l'instant pour le garder en souvenir. Cela fait également penser à quelques oeuvres de Andy Warhol dans les années 60 comme Sleep (un film montrant le poète John Giorno (#1596) dormir pendant plus de 5 heures), Empire (plan fixe de l'Empire State Building pendant plus de 8 heures) ou encore Eat et Blow Job (je vous laisse deviner ce qu'on y voit...). Un cinématon, c'est donc un portrait sans triche, sans artifice, sans fiction. Une carte d'identité. Sur les presque 3000 personnes s'étant ainsi mis à nu devant la caméra de Gérard Courant au fil des années, on en distingue trois catégories.



  • La plupart reste devant la caméra sans parler, ni bouger comme s'il posait pour une photo d'identité. Ainsi Sandrine Bonnaire (#238 puis 1742) devient la réincarnation de Mona Lisa, souriant et attendant que le peintre termine sa toile.


  • D'autres font quelque chose de banal. Ils bavardent (mais comme c'est du muet...), ils fument, ils dorment. Wim Wenders (#212) lit, Jean-Luc Godard (#106) écrit.


  • Et puis il y a ceux qui ont été plus inspirés pour parler d'eux-même. Parlons du cinéaste libanais Gabriel Chahine (#20) qui nous montre son cul (y en fallait bien un !), de l'entarteur Noël Godin (#214) qui en fait des caisses, du comédien Alain Chabat (#976) parvenant à avaler un litre et demi d'eau, du journaliste PPDA (#621) avec son panneau disant que le voir vieillir de 3 minutes n'est pas intéressant et laissant donc sa place à la mer ou de mon préféré Terry Gilliam (#601) rendant hommage à la folie des Monty Python. On ne va pas tous les détailler mais voici une liste des plus connus ayant participé, , de Gaspard Noé (#1749) à Franck Dubosc (#741) en passant par Gérard Jugnot (#506), Roberto Benigni (#801), Jack Lang (#884) ou encore Frédéric Mittérand (#291). On aussi un photographe qui se prend en photo, des gens qui se cachent. Et je ne parle même pas des petits malins qui essayent de s'affranchir des contraintes en utilisant l'écrit pour se faire entendre ou en démolissant le cadre.



Je peux comprendre que l'intérêt laisse perplexe tant le concept est plus fort que le résultat mais je pense qu'il est le plus honnête hommage que l'on puisse faire au cinéma. Le cinéma à la base n'a pas été créé pour émerveiller, divertir, émouvoir ou je ne sais quoi (c'est Méliès qui l'a transformé de la sorte et merci à lui au passage). Le but n'était que de retranscrire sur pellicule la réalité. Ici en se coupant de tout artifice (notamment du son), on revient à un cinéma épuré à l'excès sur lequel ne peut rester que l'empreinte de la vérité. Ces différents portraits sont donc plus parlant que n'importe quel expérience artistique, que n'importe quel film de la Nouvelle Vague. Le cinématon devrait être utilisé par les psychanalystes. C'est le même exercice que lorsqu'ils demandent à un enfant de faire un dessin. Il n'y a pas de tricherie possible, ce qu'on voit à l'écran est très révélateur. Encore faut-il avoir envie de connaître ces gens... C'est du méta-cinéma, une expérience intemporelle. Alors oui, on peut s'ennuyer mais personne ne vous force à tout regarder. C'est comme un gigantesque album photo, il est normal de finalement s'attacher qu'aux photos des personnes que l'on connaît ou qui nous attirent pour une raison ou une autre. Alors je ne vous invite pas à le regarder dans sa globalité mais je voulais vous faire partager mon ressenti sur ce "film". Par contre, je vous invite à découvrir les autres projets de Gérard Courant, véritable savant fou du cinéma (compressions de grands classiques, films contemplatifs, composés uniquement d'images fixes, visite complète de la ville de Lyon, de nombreux autres works in progress dans le même style...)


Bravo et longue vie au Cinématon !


À propos de Cinématon :



Lorsque le cinéma aura disparu, il restera les cinématons. (Fernando Arrabal en réponse à Pier Paolo Passolini prédisant l'auto-destruction du cinéma)


BigMacGuffin
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le 16 déc. 2015

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