Cinquante nuances en balance
L’intrigante adaptation cinématographique du bestseller de l’écrivain E. L. James, Cinquante nuances de Grey, réalisée par Sam Taylor-Johnson, invite massivement les lecteurs, ou les curieux dans les salles obscures. A la sortie, les opinions semblent diverger autour de cette retranscription en images qui, à l’instar du format papier, fait couler beaucoup d’encre depuis l’annonce de sa création.
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Le scénario respecte globalement le fil conducteur du livre, bien qu’il soit logiquement moins approfondi et, par conséquent, moins percutant. Si cette conséquence logique, liée à toute adaptation, appelle à l’indulgence, l’aventure prend malheureusement rapidement les couleurs d’une romance ordinaire, installée pourtant seulement à partir du deuxième tome de la trilogie littéraire. Autour de cette remarque, une ironie problématique se dessine ouvertement. Dépourvue de l’ampleur des scènes érotiques propres au roman, l’histoire allégée semble effectivement plate, fade, dénuée de grand intérêt, malgré la surmédiatisation trompeuse autour du projet. Ce constat engendre automatiquement d’amères déceptions justifiées.
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Contrairement aux préjugés initiaux concernant la censure prévisible et exaspérante de la nudité au regard du genre, le nu deviné, parfois même explicite, trouve intelligemment sa place. Le charme de cette pudeur manque néanmoins de force, de sensualité, de puissance, de naturel au sein de la mise en scène maladroite proposée à l’écran lors des passages « coquins » ; alors que certaines œuvres filmiques, pourtant éloignées de la catégorie en question, parviennent aisément à transcender l’art de montrer l’acte charnel. La série historique Spartacus, de Steven S. DeKnight par exemple, offre divers tableaux intenses de la fusion des corps, qui font honteusement défaut à Cinquante Nuances de Grey. Dans ce cadre, la relation entre les protagonistes ne dévoile rien de fondamentalement choquant, foncièrement violent, ou peine tout du moins à convaincre. En effet, leurs activités sexuelles, censées être reliées à l’univers sadomasochiste, peuvent facilement agrémenter la vie intime de couples qualifiés de « normaux », ou apparaître dans d’autres longs métrages plus sobres. Cet aspect fâcheux rejoint, en ce sens, le sentiment d’entrevoir simplement une banale idylle.
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En ce qui concerne l’ambiance générale, le côté « sexy » visiblement présent séduit. Toutefois, en comparaison avec l’entrée en matière efficace du livre, la tension tant espérée en amont est inexistante; une tension qui pourtant représente le pilier principal et primordial de l’édifice de départ. Cette cruelle absence a indéniablement le don de le ternir et de le métamorphoser en un produit cinéma “gentillet”.
Bien amenée, la bande originale, néanmoins peu innovante, ne comble pas réellement cette lacune. L’atmosphère électrique potentielle expire avant même d’avoir eu la chance de se matérialiser.
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Discutable et déconcertante, l’annonce du choix de casting pouvait laisser perplexe. Ce dernier s’avère finalement convenable. Les traits de Dakota Johnson ne collent cependant pas vraiment à ceux d’une jeune fille de vingt et un ans. Dans un premier temps, cette distorsion dérange, puis ses mimiques enfantines, l’attitude même de son personnage – Anastasia Steele – et son côté candide rattrape heureusement le tir. Éloigné de la représentation mentale facilement réalisée durant la lecture, le physique de Jamie Dornan détonne également avec la description du sombre et mystérieux Christian Grey. Le regard accrocheur qu’il s’évertue à entretenir tend malgré tout à adoucir le décalage.
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Si les héros paraissent crédibles grâce aux efforts de leurs interprètes, l’exagération naïve de leurs comportements irritent autant qu’au fil des pages. L’alchimie entre les deux opère difficilement. Dans sa personnalité, Monsieur Grey se rapproche, de surcroît, plus du charmant séducteur que de l’inquiétant, distant, colérique, irrésistible homme continuellement décrit comme « dangereux ». Dans ce sens, l’interprétation du comédien peut ravir ou fortement déplaire, mais son jeu devient acceptable au moment où la version écrite parvient à se faire oublier.
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Alors que le danger qu’il était censé représenter pour l’héroïne n’était en aucun cas visible jusqu’alors, la chute montre enfin un léger aperçu du moi profond de Christian Grey. L’absence de tension mentionnée précédemment n’est évidemment pas étrangère à cette remarque. La fin soulage donc en partie la frustration accumulée à cause de ce manque, mais demeure trop abrupte et peu crédible au regard du comportement d’Anastasia, inexplicablement bipolaire dans ses réactions.
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Le point le plus regrettable revient sans doute au mauvais et peu adapté doublage français. La médiocrité des répliques en découle automatiquement.
L’esthétique soignée a le mérite, quant à elle, de satisfaire l’œil avisé. Les plans, les intentions graphiques, les couleurs aguichent. Le parallèle scénaristique et visuel effectué lors du final est particulièrement intéressant, malgré la coupure agaçante – peu propice puisqu’en lien avec, comme cité plus haut, la chute insuffisamment puissante – qui s’ensuit.
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Failles et qualités semblent infatigablement se toiser durant près de deux heures. Pas spécialement bon, Cinquante Nuances de Grey n’est pas indigeste pour autant. Il alimente simplement l’interminable liste des films qui se laissent regarder sans marquer les esprits, malgré une promotion excessive, laissant – encore une fois ici – injustement des œuvres méritantes dans l’ombre.