L'étreinte du désir
Avec ce premier film, tourné dans un coin perdu du Costa-Rica, la réalisatrice Nathalie Álvarez Mesén dresse le portrait d’une femme singulière. Expérience cinématographique aussi sensitive que...
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le 6 juin 2022
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Clara.
Sombre comme ses cheveux de nuit.
Sombre comme la nuit, qu’elle habite si volontiers.
Sombre comme ses yeux, qui ouvrent sur une âme dont on ne sonde pas le fond.
Sombre comme son corps malade, distordu, mais auquel sa mère refuse obstinément l’opération qui le ramènerait à la norme.
Sombre comme la terre noire, contre laquelle elle aime s’étendre, quand, même, elle ne craint pas de s’en maculer, en manière de révolte, en guise de protestation.
Sombre comme les tremblements de terre qui ébranlent la région à l’improviste, mais toujours en accord avec l’état mental de Clara, comme si la jeune femme étendait son empire jusqu’au monde souterrain.
Sombre comme le lien, si profond, si dense, qui l’unit au mystérieux ouvrier Santiago (Daniel Castañeda Rincón), venu prêter main-forte, pour une saison, dans la petite propriété que tient fermement la vieille mère de Clara.
Sombre comme le passé et le cœur de Santiago, qui a perdu son frère, « assassiné », et dont « l’animal humain » est malade et souffre en lui.
Verte comme la jungle amazonienne qui ceint la maison maternelle et qui accueille ce que l’espace contraint de la maison ne saurait contenir.
Verte comme la maison qui pourrit lentement, ainsi que l’affirme une petite fille.
Verte comme le joli coléoptère adopté par Clara et qui vit sous cloche à côté de son lit, quand elle ne lui autorise pas une promenade dans ses cheveux.
Verte comme l’eau dans laquelle elle ose s’aventurer, d’abord guidée par le généreux, l’attentif Santiago, puis seule.
Verte comme la nuit des lucioles qui recueille l’éclosion de son plaisir.
Bleue comme la robe qui revêt la statue de Marie, aux pieds de laquelle se déroulent les lucratives cérémonies organisées par la mère de Clara, qui a des talents de guérisseuse.
Bleue comme les lamelles de tissu attachées à des piquets pour délimiter l’espace dans lequel la mère autorise Clara à se promener, autour de la maison.
Bleue comme la robe que portera sa jeune nièce, Maria, pour la célébration de son quinzième anniversaire, robe que convoite Clara, alors qu’on ne lui accorde que la robe autrefois portée pour une cérémonie religieuse par sa défunte sœur.
Rouge comme sa belle bouche très dessinée, qu’elle aime peindre parfois, avec un rouge à lèvres que l’une ou l’autre consent à lui prêter.
Rouge comme la décoration de la pièce transformée en espace liturgique par sa mère.
Rouge comme la passion qui consume Clara, la dévore et la vivifie tout à la fois, contrairement à ce qu’affirme sa mère, qui prétend que le péché « mortifie » sa fille.
Rouge comme l’écrasé de piment dont cette femme enduit la pulpe des doigts de sa fille, afin de l’empêcher de « se toucher », puisque plus ne saurait être dit.
Rouge comme son rire qui éclate sur la rivière, et qui efface soudain toutes les distorsions.
Rouge comme l’heure de désespoir et de folie qui projette Clara au cou de Santiago.
Rouge comme le feu, qui embrase et consume, fait disparaître et libère…
Blanche comme la jument Yuca, avec laquelle elle a noué une communication très intime et profonde, mutuellement secourable… croit-elle…
Blanche comme la relation qui la menotte à sa mère, relation sans affect, d’exploitation, et dans laquelle la mère semble ne pas supporter la moindre manifestation de vie chez sa fille.
Blanche comme la robe que Clara se voit contrainte de revêtir pour les officies lors des rituels de guérison.
Blanche comme la danse des mains, dans le soleil matinal.
Blanche comme les perles de rosée qui nacrent une petite toile d’araignée, que Clara contemple un matin.
Blanche comme les draps étendus avec lesquels Clara aime à jouer, en se précipitant contre eux tête la première puis en recevant leur caresse… Des scènes qui ne sont pas sans évoquer la sensualité des draps explorée par Antonioni dans « Identification d’une femme » (1982).
Blanche comme les reflets opalescents de l’eau de la rivière, dans laquelle Clara sera descendue deux fois, avec Santiago, puis « sola »…
Clara, magnifique et bouleversante Wendy Chinchilla Araya.
Partagée entre son Costa Rica natal, pays où a été tourné ce premier long-métrage, et la Suède de ses études, Nathalie Alvarez Mesen - ici co-scénariste avec Maria Camilia Arias - subjugue par sa maîtrise et son intense sensibilité. Entourée d’une équipe technique très féminine et d’acteurs non professionnels - Wendy Chinchilla Araya était plus danseuse qu’actrice, mais on souhaite ardemment la retrouver sur les écrans ! -, la jeune réalisatrice compose une œuvre dense et luxuriante, parcourue de ramifications et de jeux d’échos, bouleversante d’intensité. La sensorialité est convoquée, servie par l’image magnifique de Sophie Winqvist Loggins et le remarquable travail sur le son effectué par quatre techniciens. Les rares interventions d’un quatuor à cordes ponctuent très adéquatement l’action, sur une partition elle aussi très inventive.
Auprès de cette Clara à la fois emmurée dans une forme de « solitude », ainsi que le revendique le « nom secret » qu’elle s’est attribué, et en connexion étroite avec chacun des quatre éléments, on se retrouve sur le territoire des très grands. Au fin fond de cette jungle à la fois immense et étroite, Nathalie Alvarez Mesen explore avec une grande lucidité les nœuds de l’âme humaine et la complexité des liens, entre compréhension profonde, attirance, et désaveu soudain (le « Elle est folle » tombant comme un couperet) ; elle sait aussi faire éprouver le petit miracle qu’est chaque parcelle du corps de l’autre aimé. De cette intensité naît une émotion que seul, peut-être, avait pu soulever un film également centré sur une femme très singulière, l’immense « Séraphine » (2007) de Martin Provost. Mais cette intensité extrême donne ici la main au réalisme magique qui semble habiter naturellement le territoire sud-américain et qui décuple ses effets. Si bien que l’on rejoint la force d’un Ciro Guerra dans son film hypnotique « L’Étreinte du Serpent » (2015). Il est rare qu’une œuvre terrasse, à force de beauté, illustrant le sublime kantien. C’est pourtant ce qu’atteint cette « Clara Sola ».
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Créée
le 3 sept. 2021
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