A contre-courant des modes et des attentes, le polar d'Andrew Dominik a été fraîchement accueillie. Pas facile à appréhender, lent, bavard, peuplé par des personnages antipathiques, idiots, vulgaires, le film creuse de plus un message politique cynique qui semble de prime abord collé artificiellement à une intrigue un rien rachitique.
Perso, après une première vision mitigée, j'ai infiniment plus apprécié le film à la seconde vision. Quand tu sais le faux rythme que ça va avoir, tout en temps morts, en dialogues faussement plats qui cachent de vrais joutes verbales lourdes de tension et d'enjeux, de visions du monde antagonistes, que tu comprend mieux comment le cercle de persos s'imbrique, franchement, Killing Them Softly s'avère assez jouissif et passionnant.
Le reflet de l'Amérique
Tiré du roman de Georges V.Higgins, ancien membre du gouvernement américain spécialisé dans la lutte contre le milieu de la pègre, Cogan's Trade date de 1974. Dominik fait pourtant le choix de transposer l'intrigue au moment de la campagne électorale de 2008 et de l'effondrement de l'économie américaine.
Un choix crucial qui fait toute la pertinence du film.
Car, comme le proclame le candidat Obama dans l'un des nombreux extraits vidéo, « Il n'y a pas de différence entre le businessman de Wall Street et l'homme de la rue ». Les hommes qui arpentent les rues désertes et mal famées de Killing Them Softly, des barbares avides d'argent et de sang, sont bel et bien l'incarnation exacerbée du rêve américain.
Les incessants extraits radios et télévisuels des hommes politiques et l'intrigue du film sur les malfrats ne cessent de se répondre, de se connecter. Les deux ont des problématiques semblables: Quelles décisions prendre pour réagir à la crise? Comment avoir confiance? Que reste-il de nos idéaux?
Comme la sphère économique, la pègre ici dépeinte est un micro-système complexe et impitoyable où une règle se révèle primordiale: l'argent avant tout. Toujours. L'autre n'est jamais envisagé que comme le paquet de tunes qu'il peut te faire gagner ou perdre. La justice importe moins que l'image publique. L'équilibre fragile de la confiance est à réinstaurer coûte que coûte. Le business se doit de tourner. Toujours.
Si le reflet de l'Amérique construit par Dominik est terrible, le réalisateur a toutefois la politesse de l'apporter avec une science sublime de l'image.
L'art et la manière 1: Brut de pomme
On le sait, tout est affaire de style. Dans Killing Them Softly, le traitement de la violence est brillant, tour à tour magnifié ou insupportable de réalisme.
Dans le registre brut de pomme, on a genre pour commencer le coup opéré par les deux casse-cous. Un beau moment de suspens sans fioritures. L'infiltration se fait en plan-séquence, on avance tendu avec eux dans ce couloir bien étroit. La tension du braquage passe ensuite par un découpage efficace sur les différents protagonistes. La pression qui se lit sur les traits des braqueurs malgré les cagoules de pacotilles. Les visages revanchards des braqués qui scrutent, qui collectent des infos pour la punition à venir. Les mains qui filent l'argent bon gré mal gré. Les mains prêtes à la moindre opportunité à choper vite fait une arme pour dégommer les deux salauds d'amateurs. La séquence est simple et fonctionne du tonnerre.
Encore plus oppressant, le défonçage de gueule de Ray Liotta. Un spectacle terrible et dérangeant, le mec se faisant méthodiquement massacrer. Triste.
L'aspect anti-spectaculaire est aussi brillamment illustré par le personnage du junkie Russell. Véritable loque humaine, son arrestation est loin de donner lieu à une séquence de tension, de fuite éperdue, c'est en fait un non-événement total. Le pauvre homme arrive à peine à mettre un pied devant l'autre! Impossible de déceler chez lui la moindre émotion, sinon une grosse fatigue généralisée.
Rien, absolument rien de glamour dans ce monde là. Si ce n'est Cogan.
L'art et la manière 2: Cogan, cet artiste
Profitant de l'introduction la plus méchamment coolos du monde grâce au « The Man Comes Around » de Johnny Cash, Cogan est une icône. Un artiste de la violence.
Tout en lui transpire la coolitude. Il marche avec allure, tirant sur sa clope, concentré sur lui-même, son attitude et ses convictions à lui. Lucide. Aux autres les illusions idéalistes.
Cogan est un homme de principes qui se targue de comprendre les rouages de l'Amérique, un artisan pour qui un travail bien fait mérite salaire approprié. Attentif et cordial avec les serveurs, convaincu de l'importance d'un bon pourboire, le tueur voit tout le monde logé sous la même enseigne. Celle de l'Amérique et ses hypocrisies. Celle du business du chacun pour soi.
Ouais, Cogan fait un sale boulot, mais il le fait en s'appliquant.
Avec lui, le carnage le plus total, le fracas des balles et des voitures qui s'entrechoquent, tout ça apparaît comme une symphonie impressionnante de lyrisme. Contrairement à toute les autres séquences violentes du film, l'assassinat au ralenti de Ray Liotta est elle magnifiée, sur-stylisée, portée par la chanson de Kitty Lesters, « Love Letters ».
Les voilà, les lettres d'amour de Cogan: des balles utilisées uniquement par surprise, avec distance et proprement. Pour éviter la gêne, la tension, les pleurs, les gémissements.
Orateur brillant disposant des répliques qui claquent le plus, le personnage est à la fois irrésistible et résolument pourri jusqu'à la moelle. Fascinant, il incarne l'Amérique dans toute sa logique, dans toutes ses contradictions.
Monologue final déjà culte compris: « In America, you're on your own. Now fucking pay me! »
Dépassez vos a-priori, prenez votre mal en patience, Killing Them Softly ne mâche pas le travail au spectateur, tout comme il ne le brosse pas dans le sens du poil.
Il contient néanmoins un message fascinant sur la décrépitude du rêve américain et de vraies fulgurances stylistiques pour étayer son propos. Capturant parfaitement le Zeitgeist de notre époque traumatisée par la crise économique, c'est un superbe polar avec de vrais morceaux de cool dedans. Casting de folie, B.O excellente. Exigeant sur le fond, sublime sur la forme. Dans mon dico, on appelle ça le Cinéma.