Excellent premier film dans la lignée des textes désabusés du rappeur caennais. Une allure de rien, succession de scènes apparemment anodines comme l’ennui des trentenaires dans la province d’aujourd’hui, petit boulot merdique, petites copines confortables et délaissées, rêves noyés, le désenchantement et la médiocrité pour finir en une chanson identitaire : désillusion et lucidité, choix de vie, choix de société. Conscience de soi.
Ambitieux mais sans prétention,
la bonne formule.
Gringe et Orelsan glandouillent à Caen. Orelsan bosse de nuit à l’hôtel, Gringe va aux putes au petit matin. Ensemble ils posent leurs lyrics sur des prods banales, pour rire plus que pour la gloire. Même quand ils sont menacés de se retrouver à la rue, se retrouvent devant un ultimatum de 24h pour finir une chanson, les deux compères du temps perdu trouvent mille et une autres choses à faire, mille et une excuses pour fuir leur vie un peu plus encore. Et boucher les possibilités de leur avenir.
« La plupart des choses dont rêvent les gens d’ici m’feraient
mourir d’ennui. J’essaye, j’essaye de faire de mon mieux, et je
m’ennuie quand tout devient sérieux. En partant je leur dis droit dans
les yeux, j’aurai dû faire un peu mieux »
Les suffisances provinciales, la nuit qui tombe, morte, à 22h30, le vide des emplois fantômes où seule une présence est requise, où l’improvisation et l’initiative sont bannies, le quotidien borné, les parcours tracés. Il y a dans la musique d’Orelsan, autant que dans le film, l’envie de montrer ces carcans tels qu’ils sont : de minables privations de liberté, d’exécrables reniements de l’individu, des puissances qui le portent. Les deux compères, comme des millions d’autres jeunes de leur génération, sont la résultante de cet état social qui tente de maintenir une léthargie générale dans une population affamée et désespérée qui se soumettra d’autant plus volontiers.
Comment C’Est Loin le bout du chemin, la lumière du bonheur et de l’épanouissement. Trouver sa place, faire accepter ce que l’on est en défendant ses rêves, aussi illusoires ou inadaptés soient-ils ; « Si c’était si facile tout le monde le ferait, qui tu serais pour réussir où tous les autres ont échoué. Oublies tes rêves prétentieux, redescends sur Terre ou tu n’en reviendras jamais ». Le cynisme de ce discours est l’antithèse du message : n’oublie jamais tes rêves, ils sont ce que tu es et tu ne trouveras le bonheur qu’à ce prix : « La médiocrité commence là où les passions meurent ». Le constat est violent de cette société qui étouffe quand elle devrait donner des ailes, apporter à chacun les outils adéquats.
Réalistes pourtant, les deux compères racontent la prise de conscience et le combat. Seul le dépassement de soi libère, seul l’accomplissement de soi fait luire quelques instants de vérité.
« J’arrête d’arrêter, j’abandonne l’abandon, si je dois finir une
seule chose, c’est cette putain de chanson »
Comment C’Est Loin, c’est un message à tous les trentenaires d’aujourd’hui : le monde ne vous attendra pas et si vous comptez sur le boulot, l’État ou la chance pour vous en sortir, vous risquez de continuer longtemps la procrastination. Les rêves, par définition, seront toujours lointains, paraîtront longtemps, trop longtemps, inaccessibles. Jusqu’à se les sortir de l’anus, jusqu’à s’activer à se révéler soi-même.
La forme chaotique du film rejoint le fond,
sa résolution dans la nuit jusqu’aux premières lueurs de l’aube, c’est l’éveil, et au bout du compte, des larmes d’identification : je suis en production, inachevé toujours, et c’est probablement ça qui me pousse à toujours me remettre en question, à me perdre dans l’écrit, à faire art.