Conte d'hiver par Rozbaum
Voir ce film, si on le voit sous l'angle de tout ce qu'il veut nous donner, c'est faire naître dans sa gorge un flot incessant de paroles, si bien que, le regardant avec quelqu'un d'autre, il faut souvent le mettre sur pause, et dans cet instant de stase que l'on prend pour digérer tout le grouillant de ce film, on en discute un court moment, on en parle, même, dans un monologue presque absurde de béatitude, et c'est un immense sentiment de soulagement, le sentiment que nous sommes compris, qu'un film a touché au point le plus tremblant du ventre, cette souffrance de ne rien pouvoir dire de ce qu'on vit si fort, si densément.
Mais ce que je dis pourrait être applicable à beaucoup d'autres films, bien plus sous-terrains, bien plus obscurs que celui-ci, clair, transparent, nous accueillant à bras ouverts. Mais j'ai l'impression que c'est justement cette transparence qui en rebute plus d'un face à Rohmer, ce spectateur qui, parce qu'il regarde des films d'intello, décide de regarder Rohmer puisqu'il est le comble du cinéma d'intello (des gens se mettent autour d'une table et parlent d'Hegel et de Pascal pendant leur repas du midi trop bien ça va me plaire), mais non, on a devant nous un sommum d'anti-intellectualisme, le spectateur n'a rien à chercher de ce qui est suggéré dans le hors-champ ou dans un autre espace-temps, il n'a rien à décortiquer, rien à mettre en lien, aucune situation susceptible de le repaître dans sa recherche effrénée. Tout est donné, tout est disposé sur le plateau, d'avance, sans couvercle à soulever, sans aliment à arroser de son souffle pour en diminuer la chaleur, et c'est bien ce qui nous fait, à tous, dire "tiède", "sans intérêt", "vide". Mais quel dommage, quel dommage ne vouloir jamais de ce qui est simple, de ce qui est vrai.
Félicie c'est une jeune femme qui est tombée amoureuse et qui a bêtement perdu son amour. Elle est amoureuse à tel point qu'elle vit une existence de substitution, continuant à fréquenter des hommes, à élever sa fille, à avoir des projets, bien que tout lui semble sans dimension à côté de son seul et unique espoir : retrouver Charles, l'amour perdu.
Je ne crois pas avoir déjà été pris d'une telle tendresse pour un personnage de cinéma. Il n'y eut pas besoin de la compassion ressentie d'une souffrance, ou le partage d'une joie immense, mais bien d'une vie, d'une vie d'attente, d'on ne sait quoi, on ne sait où, on ne sait quand, mais comme il est beau d'attendre. Son langage est doux comme le vent, car le ton n'es pas forcé, ni la posture, ni le sentiment, Félicie, c'est Félicie, c'est autrui comme on pourrait le croiser demain ou comme on a pu le croiser hier, dont on a à peine fait attention au timbre de voix et au pas, alors que tout recelait tellement, tout était tellement riche, que dans la fadeur de l'habitude nous n'avons rien vu. Son langage est peuplé de maladresses, plein de mots écorchés, d'inversions étranges, de bizarreries, mais Le Français, au fond, comme on s'en fiche, car ce qui sort de toutes ces erreurs, c'est la vie, la vie dont le souffle est si fort qu'elle déplace même les syllabes qui sortent de notre bouche, mais ses pensées à elle, ce sont aussi les pensées de Pascal et de Platon qu'elle n'avait jamais lu et que pourtant elle sait car elle vit, à tel point que Pascal et Platon n'existent plus, ils sont ceux qui ont isolé des particules de vie, des choses qu'on trouvait si belles, si révolutionnaires, si singulières, et qui pourtant flottent dans les têtes des plus simples gens, tant qu'ils vivent. C'est ceci le cinéma de Rohmer : on n'y philosophe jamais, on y vit toujours.
Je ne voudrais pas dire quoique ce soit de plus, tout est d'une telle évidence, et en parler paraît tellement inutile quand tout est si clair, si beau dans sa vérité. Mais pourtant on n'y veut presque jamais rien voir, pourtant on se cache de l'autre on se cache de la réalité, et on a peur de dire qu'on aime la vie et les humains tant nous avons conscience de leur passer à côté. Rohmer nous montre ce à côté de quoi nous passons chaque jour dans la rue, chaque histoire, chaque pensée, chaque détermination, tout est contenu sous la peau, dans le regard, dans le pas.
Rohmer nous fait comprendre que les gens ne sont pas qu'un décor. Conte d'Hiver est le plus beau de tous les films de Rohmer selon moi.