En vérité, si j'écris cette critique, ce n'est que pour tenter de justifier la brutalité de ma note.
Ce film, je le hais, je le déteste de tout mon être, mais pour des raisons autrement plus nobles, autrement plus fortes qu'une simple constatation de médiocrité. La cause en est bien simple : Grandrieux n'est pas un de ces scientifiques du cinéma pédant et verbeux (bien qu'il le paraisse sur tous les plans, surtout dans ses interviews), mais une sorte de visionnaire, ou tout du moins un homme qui propose une vision profonde et extrêmement précise de l'être humain et de sa nature.
Tous les dispositifs à la fois originaux et novateurs employés pour "déformer" la narration, tendent à donner corps à une vision unique et extrêmement personnelle de l'être et du monde, qui je suppose dépasse de loin le dualisme Meurtre parce que désespoir / Rédemption parce qu'amour. Le film vise à donner de l'homme une définition bien plus complexe, et pour cette raison uniquement, il comporte un grand mérite.
Mêlé à cela, la diversité des corps filmés, - c'est-à-dire du déroulement des débris végétaux qui jonchent l'autoroute aux ondulations de la chevelure d'une femme et à la lassitude de son visage sous des mains meurtrières - présente une admirable cohérence esthétique. Les sons qui s'y accolent, qu'il s'agisse de la respiration de lumière au croisement du mouvement de jambes d'un cycliste, ou du chuchotis de cette femme qui se livre à la fin du film, comme couronnant l'évanouissement ralenti à l'extrême de Claire sur fond de ciel, demeurent fidèle à l'oppression insupportable de cette teinte sombre, toujours en-deçà du minimum de lumière recevable par la rétine. Je ne compte pas non plus, à travers ces voiles mauves, qui ne laissent au réel que sa plus négligeable perceptibilité, l'évidence d'une démarche de prostituée, le retournement d'une femme nue, comme si finalement, la vision des choses se trouvait dépendante de la respiration des êtres, ou plutôt de leurs gémissements. Enfin, cette photographie troublante, d'un visage entre les fourrées délabrées, ou cette silhouette d'homme, découpée sur une mer aux derniers instants de sa clarté. Et la netteté de Claire, ou de Jean, qui laisse dans le flou Jean ou Claire, avec toute la nature qui les environne. Forêt floue, mer floue, ciel flou. Et c'est beau, c'est peut-être bien sublime. Je me dis que ce que Grandrieux a voulu montrer dans Sombre, ce n'est pas vraiment la fin du monde, mais plutôt la fin de l'homme. Pour l'agonie constante de ses êtres, d'abord, et peut-être aussi la terreur hilare des enfants de la première image, fait-elle écho à la sérénité inexpressive de Jean à la dernière image. D'une extrémité à l'autre : l'homme.
Je veux prouver par là que je n'éprouve pour ce film aucun mépris, et que tout rabaissement, tout défaut qu'on y peut pointer, de longueur ou de prétention, me paraît infondé. Et j'affirme même qu'il me dépasse sur bien des points. Si je ne mets pas 1, je mets 10, mais un tel dégagement de puissance ne saurait accepter quelque chose de relatif, c'est-à-dire qui se contente de "tendre" vers un absolu ou vers un autre. La puissance de ce film ne comporte aucune rature, elle est construite avec minutie, bâtie à la perfection.
Je hais ce film pour une raison extrêmement simple, je dirais, brute. Ce que dégage Sombre, comme à l'ouverture de la boîte de Pandore, se heurte à ma chair comme l'inverse violent de tout ce que je sais, de tout ce que je suis. Sombre expose l'être comme, simplement, un non-être, une masse ambulante, régie par ses nerfs, que le désespoir happe comme l'amour, chacune de ces conditions accouchant comme évidement d'une violence meurtrière, ou d'une tendresse infinie. Ces manifestations sont poussées à l'extrême, sans que rien de logique ne s'y greffe, c'est-à-dire avec une obscurité et un délire semblables à ceux de l'image-même, à ceux des formes qui y surgissent. Ce film est une contrainte, un pensum. Il est à tel point contraire à moi, qu'il me force à me quitter, à me nier, sans la moindre concession. Je ne suis plus spectateur devant Sombre, mais rien qu'un amas d'organes torturés de soubresauts et de tressaillements. Ce film est un déclencheur de dégoût. Non ce dégoût d'être en face d'une chose trop vraie et trop refoulée pour être en mesure de l'accepter, mais plutôt devant un regard si glacé et inébranlable qu'on sent nos yeux se défaire de leur couleur, de leur paupière, de leurs impressions, pour n'être plus qu'yeux, plus que nerfs. Ce film, si j'ose dire, a dégouliné dans mes yeux. Chaque motif formel, chaque rouage narratif, m'a irrité, m'a blessé, m'a dégoûté. Ce film est bâti au ciment du dégoût.
L'expérience que m'a faite vivre Sombre est absolument unique, et d'une puissance que je ne retrouverai pas de sitôt. Mais elle m'a été profondément et résolument détestable.