En 1987, dans « Le Hasard », le réalisateur Krzysztof Kieslowski explorait déjà de superbe manière, en une construction tripartite, la thématique du hasard et de ses effets, parfois décisifs, sur une existence.
En 2022, Ryûsuke Hamaguchi, réalisateur et scénariste de ces trois « Contes du hasard et autres fantaisies » conçus comme les premiers d’une série de sept, entend explorer les rencontres possibles entre coïncidence et imagination, et produit une déclaration qui pourrait prendre valeur de manifeste : « La coïncidence m’a toujours intéressé. Montrer la coïncidence, c’est une façon d’affirmer que la rareté est l’essence même du monde, plus que la réalité elle-même. » Proposition paradoxale s’il en est, mais intéressante et féconde, dans la mesure où elle prend le parti de la rareté et tourne le dos à la profusion du plus grand nombre, au diktat de la loi générale. Une telle prise de position ouvre des portes, à l’infini.
S’offrent ainsi trois contes, tous trois centrés sur un point de vue féminin, voire deux, pour le premier. « Magie ? » ouvre le bal, questionnant explicitement la « magie » de l’amour, de son éclosion, sa persistance, voire son endurance. Après une séance de shooting photo, une longue scène réunit dans un taxi le modèle, la mutine Meiko (Kotone Furukawa), et son amie technicienne, la belle Tsugumi (Hyunri), plus rayonnante que jamais car elle vient de vivre une rencontre amoureuse qui la bouleverse profondément et semble d’emblée gorgée de belles promesses de bonheur. Mais ce serait compter sans les diableries du hasard et les convoitises qui vont entourer le séduisant Kazuaki (Ayumu Nakajima)…
« La porte ouverte » met en contact la libre Nao (Katsuki Mori), chargée de prendre une étrange revanche, et Segawa (Kiyohiko Shibukawa), son ancien professeur de littérature à l’Université, devenu, depuis, un romancier reconnu. La rencontre culminera lors d’une scène de lecture, par oral, d’un passage très érotique, extrait du dernier roman de l’auteur à succès… Et l’on verra, ensuite, comment le hasard s’amusera à emmêler les fils narratifs initialement dégagés, quitte à jouer des actes manqués pour accomplir ses facéties…
« Encore une fois » fait se rencontrer presque fortuitement, des années après leurs études au lycée, Natsuko (Fusako Urabe) et Aya (Aoba Kawai). La première croit reconnaître en la seconde son premier grand amour. Là encore, le réel se dévoilera plus retors, peut-être même inespéré …
Le premier et le dernier contes se déroulent dans le respect d’une grande unité de temps et de lieux, mais « La porte ouverte » ne craint pas de recourir à des ruptures temporelles importantes, brièvement signalées par une insertion écrite. Toutefois, les trois contes soulignent l’efficience du passé dans le déroulement du présent et, éventuellement, dans les prises de décision qui l’orientent. Un poids du temps qui peut entrer dans l’héritage rohmérien revendiqué par Ryûsuke Hamaguchi, tout comme l’importance du texte et les points de bascule scénaristique se produisant volontiers à l’occasion de longs dialogues. Le discours a, dans ce cinéma, toutes ses chances, puisque c’est lui qui peut, bien souvent, modifier la trajectoire existentielle des personnages, plus que ne sauraient le faire les événements extérieurs. D’où une tension particulière, car l’enjeu qui irrigue et infléchit les dialogues est tout sauf anecdotique ou superficiel.
Les personnages féminins sont présentés par Hamaguchi comme ayant une conscience, voire une maîtrise singulières de ces enjeux, ce qui peut parfois leur conférer un caractère redoutable, tantôt duplice, tantôt manipulateur… Toutefois, ces traits presque machiavéliques sont contrebalancés, parfois même rachetés, par une forme de sincérité involontaire, qui vient déjouer toutes les stratégies ou convaincre de renoncer à ce que les rêves éveillés nous ont laissé entrevoir. On se situe alors dans l’héritage du sensible Musset et de sa pièce magistrale, dont le titre vaut conclusion ou maxime : « On ne badine pas avec l’amour » (1834). Une problématique également explorée, de façon plus contemporaine, par le grand Irvin D. Yalom, dans son remarquable roman « Mensonges sur le divan » (1997).
Au-delà des jeux du hasard, cet examen des questions de la sincérité, du mensonge et des faux-semblants fait ainsi passer Hamaguchi du statut de cinéaste intimiste, presque sentimental, à celui, plus noble et altier, de moraliste.