La puissance esthétique de ces « contes », tels qu’ils sont rangés dans un genre qui n’apparaît pourtant pas dans le titre originel, tient à l’idée que de la maîtrise formelle et narrative peut surgir le hasard, et que ce hasard accordé aux personnages, parce qu’aux acteurs qui les interprètent, et aux spectateurs qui les regardent stimule l’imagination. En effet, chacune des trois pièces offre aux deux autres une variation autour de thématiques communes et d’éléments de mise en scène, à l’instar du zoom dernier sur le visage du protagoniste ; pour autant, c’est au public qu’il revient d’assembler les pièces d’un puzzle qui ne se donne pas comme un vulgaire jeu de pistes. Si le professeur, fort d’un succès littéraire qui fait de lui un auteur médiatique, insiste sur l’intérêt de la lecture à voix haute à laquelle se livre son ancienne élève, il révèle à la fois la beauté de cette performance et l’unicité de la voix qu’elle laisse s’exprimer, porteuse d’un rapport singulier à l’œuvre et, plus largement, au monde.
Ryūsuke Hamaguchi cultive la longueur des plans qui deviennent des scènes voire des séquences entières, non par fantaisie auteuriste mais pour raccorder la fiction à deux illusions : celle de la conscience du temps qui passe, celle de l’authenticité de relations humaines qui naissent toujours du faux et du calcul. Nous ne sommes pas loin de la démarche pirate de Werner Herzog dans Family Romance, LLC. (2019) : recourir à des acteurs pour extraire de leur jeu parfait des impressions de vie vraie. La très belle photographie, que signe Yukiko Iioka, et l’intelligence des quelques symboles présents ici – pensons à cet escalator que ne cessent d’emprunter les deux étrangères pour suspendre le temps et revivre leur passé – achève de ranger Gūzen to sōzō parmi les grands films japonais de l’année 2022, dans un style différent du puissant portrait des classes sociales à Tokyo brossé par Anoko wa Kizoku (Yukiko Sode).