Adapter Corto Maltese à l'écran ! Une gageure qui aura fait fantasmer plus d'un cinéaste, en dernier lieu desquels Christophe Gans, dont le projet incluant James Thiérrée dans le rôle-titre et Milla Jovovich (!) dans celui de la duchesse Marina est récemment tombé à l'eau, exactement comme le train de l'or russe dans le Lac des Trois Frontières. La seule apparition en film du beau marin d'Hugo Pratt resterait-elle donc la brève mention de son nom, réduit à un pays fictif, dans le Batman de Tim Burton ? C'était compter sans le cinéma d'animation, format ô combien plus adapté à l'œuvre de Pratt, avec son univers graphique et narratif unique, constamment à la lisière entre réalisme et poésie.


Tel est effectivement le défi dans lequel se sont lancés, en 2002, le réalisateur Pascal Morelli et le défunt studio d'animation français Ellipse. La décision d'adapter la 24e aventure du pirate maltais, Corto Maltese en Sibérie, a dû s'imposer d'elle-même assez vite (c'est d'ailleurs également cet album qu'a choisi plus tard le pauvre Gans) car il s'agit incontestablement d'une œuvre "charnière" de Pratt, à la croisée de ses différents styles, et qui présente l'avantage de cumuler plusieurs éléments à même d'attirer un public jeune et peu familier des bandes dessinées du génie vénitien - des éléments assez cinématographiques en eux-mêmes, dirais-je : la chasse au trésor, le cadre oriental, le contexte historico-militaire, le contraste entre modernité et archaïsme, un ésotérisme bien présent mais pas aussi envahissant que dans bien d'autres albums, une galerie de personnages particulièrement haute en couleurs, etc...


Malheureusement, on ressort de ce Corto Maltese : La Cour Secrète des Arcanes avec la très nette impression qu'à trop vouloir s'attacher à restituer ces éléments formels dans toute la beauté enchanteresse du matériau de source, Pascal Morelli et son équipe ont fini par perdre de vue l'essence même de l'histoire écrite par Pratt. Or, chez ce dernier, l'aventure à but bassement matériel (ici, l'or de la famille impériale russe) n'est souvent qu'un prétexte à une expérience philosophique ou intellectuelle plus intime. Cela est tout particulièrement vrai de La Sibérie, qui pose la question, récurrente dans l'œuvre de Pratt mais probablement concrétisée ici de la meilleure des façons, de la belligérance de Corto, un "Lord Jim" qui s'ignore, dont les émotions sont intériorisées à l'extrême et cachées derrière une façade de mercenaire cynique et égoïste.


Morelli a beau avoir repris de manière littérale le titre original de l'album, Corte sconta detta Arcana, lequel met l'accent sur cette idée d'inavoué, de non-dit, d'obscur, il s'éloigne sciemment, sans doute dans un souci de linéarité plus en phase avec la façade Eastern, ou "Western oriental", de ce qui en est le véritable moteur : la dichotomie entre Corto Maltese, l'idéaliste insouciant, et "le Dieu de la Guerre" des Mongols, le baron Roman Fiodorovitch von Ungern-Sternberg, personnage historique de tyran se voulant, malgré des origines germano-baltes l'y prédisposant peu, la réincarnation de Gengis Khan. Pourtant, Pratt avait lui-même montré la voie à suivre en adaptant Corte sconta detta Arcana en un roman dont la narration oscillait constamment entre l'un et l'autre personnage, histoire de bien montrer qu'ils étaient deux faces de la même pièce.


Hélas, en réduisant le "Baron fou" au rang d'énième personnage secondaire, dont la route croise fort tardivement celle du héros, le film d'animation perd ce rapport ambigu, et ce faisant, l'essence même du récit d'origine, ainsi trivialisé en ce qu'il est à première vue : une simple chasse au trésor. Ce n'est pas pour dire que La Cour secrète des Arcanes dilue tout le propos de la BD pour en faire une bête course-poursuite sur fond de Guerre Civile russe ; la relation entre Corto et les autres protagonistes, notamment Raspoutine, Tippit et Shangai Li, également essentielle, est bel et bien là, et celle avec la duchesse est même développée par-rapport à la source, de manière aussi naturelle qu'élégante. Mais ceux qui ont lu Corto en Sibérie savent que l'essentiel est ailleurs, ce qui rend son absence à l'écran d'autant plus regrettable.


Pour les autres, le film de Pascal Morelli a sans doute davantage à offrir, mais jusqu'à quel point ? Difficile pour moi de le dire. Corto est depuis si longtemps l'un des piliers de mon imaginaire que j'ai du mal à être objectif, même si pour l'essentiel, je trouve que Morelli et son équipe ont fait du très bon travail au niveau de l'animation. Ils n'ont pas essayé de copier Pratt et de "simplement" l'animer, ce qui est souvent la stratégie employée pour adapter des bandes dessinées en dessins animés, préférant adapter l'univers visuel du Vénitien, si riche et si caractéristique, à une sauce japanisante qui s'y prête d'autant plus étonnamment que les couleurs sont souvent chatoyantes, aux antipodes du célèbre noir et blanc de Pratt.


"L'esprit graphique", si j'ose dire, est bien là, mais avec une touche personnelle qui a son charme, surtout lorsque Morelli se laisse aller à des audaces que Pratt aurait sans doute apprécié, comme d'ajouter La Valse des Fleurs de Tchaïkovski à la séquence de l'avion du major Tippit. La bande-son, signée du compositeur italien Franco Piersanti, est d'ailleurs globalement assez réussie, quoique répétitive et parfois un peu envahissante.


Obnubilés par l'aspect visuel, nous ne nous rendons pas immédiatement compte à quel point le son est important chez Pratt, adepte d'onomatopées ("crack" pour les armes à feu...) et de dialogues bien à lui, rendus encore plus truculents lorsque traduits vers le français par sa fille Silvina. Or, la VF de La Cour Secrète des Arcanes est... je ne sais pas, trop sage ? Je suis sans doute coupable de ne pas prendre assez de recul vis-à-vis des voix que je leur avais prêtées dans ma tête, mais j'ai un peu de mal avec Richard Berry en Corto et Patrick Bouchitey en Raspoutine. Mention plus qu'honorable, cependant, à Guy Chapellier en Ataman Semenov et à la regrettée Marie Trintignant, dans l'un de ses derniers rôles, celui de la duchesse Marina.


Initiateur d'une série télévisée produite par la RAI, et capable de fulgurances pas si communes dans le cinéma d'animation français, Corto Maltese : La Cour secrète des Arcanes est donc parvenu à rendre hommage à l'univers graphique d'Hugo Pratt sans le calquer, mais à trop vouloir séduire un public le plus large possible en insistant sur ses chinoiseries et autres aspects les plus superficiels, il sera passé à côté de certaines des subtilités qui en font vraiment l'une des meilleures aventures de Corto Maltese. Mais est-ce vraiment surprenant lorsque, comme le dit le baron Ungern lui-même, "personne n'est jamais vraiment en accord avec soi-même" ?

Szalinowski
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le 21 mars 2021

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