Eté meurtrier
La description juste d'un milieu en vase clos : un village essentiellement composé d'agriculteurs dont les rivalités et les rancœurs trouvent un parfait exutoire dans la désignation d'un bouc...
le 12 août 2015
6 j'aime
Le film s'ouvre sur une pluie salvatrice et torrentielle qui s'abat sur un village. Dans la rue inondée, un homme se traîne, trempé, transi. On aperçoit sa main maculée de sang. Il s'effondre, se relève, dans un ultime effort pousse le portail de la maison familiale, pour y mourir.
Certains reprocheront au réalisateur d'avoir dévoilé à l'avance la fin du personnage principal ; cette scène est pourtant à mon sens à sa juste place. L'objet du film n'est pas de ménager un suspens policier, mais de nous dévoiler comment on en est arrivé là, quels sont les rouages qui ont conduit à la mort de ce jeune homme. A cet égard, nous sommes dans une scène d'ouverture de tragédie classique. Et c'est pertinent.
Dès lors, nous assistons à la radiographie d'un petit village isolé, très représentatif d'une France rurale profondément attachée à son terroir et à ses habitudes, ses repères. A sa tête, le maire, vétérinaire, "l'homme de science" , pourtant, de son propre aveu, complètement dépassé par les événements, interprété par Darroussin, excellent et convaincant, à son habitude. La caméra est neutre, on nous donne à voir : des individus sans histoires, qui s'escriment à faire sortir de terre des céréales ou à élever du bétail, tenant bon contre vents et marées, travaillant dur, confrontés à une canicule terrible cet été-là ; des jeunes, oisifs, qui "glandent" plus ou moins, s'ennuient et rêvent d'un avenir meilleur à la ville ; et puis, il y a Joseph Bousou. Lui, c'est le "débile affectif", dixit le psy qui l'a testé. L'idiot du village, si vous préférez. Qui accumule les bêtises.
J'ai presque honte de le dire - mais je ne pense pas être la seule à avoir ressenti ça - au début, j'ai éprouvé le même agacement que les villageois. C'est vrai qu'il est pénible, Joseph, avec sa musique qui gueule toujours trop fort, sa petite voiture électrique avec laquelle il fait peur aux vaches, sa façon de s'incruster partout où on ne veut pas de lui... Ses petites phrases déplacées, ses égarements... Petit à petit, le personnage se construit : son regard nous fait froid dans le dos, le leit-motiv musical ( il écoute tout le temps le même morceau, obsessionnel, saccadé et agressif ) qui accompagne systématiquement son arrivée sur le théâtre des hostilités nous rend nerveux. La tension grandit en même temps que la température extérieure s'élève. La lenteur savamment dosée de la réalisation nous met sous pression. On se surprend à penser comme ces paysans... Joseph, avec sa différence, est tellement exaspérant!
Et en même temps, on ressent un malaise. Une culpabilité.
Parce que oui, Joseph est un jeune homme dérangeant, pas comme les autres, et des conneries, il en fait! Mais à un moment, et le film montre très bien comment nait le phénomène du bouc émissaire, on se rend bien compte que tout lui est imputable. Même des délits qui ne lui rapportent rien. Même des crimes dont on ignore s'ils ont été commis. La rumeur, les non-dits, les mensonges par omission agissent comme autant de leviers à la tragédie qui est en train de se jouer. Ils aveuglent l'ensemble du village, trop attaché à préserver, par une omerta bien ancrée dans leurs moeurs, tacite, une solidarité de surface, fondée sur un héritage commun, des racines communes, un mode de vie commun. Apanage de tout repli identitaire, tous portent des oeillères, ne veulent pas voir, et ceux qui voient, les jeunes, se plient et se taisent. Pour protéger coûte que coûte les leurs, leur collectivité. Collectivité qui ostracise les étrangers, ceux qui "sont pas d'chez nous". Ou pas comme nous. Le coupable, c'est forcément l'Autre. La violence larvée, insidieuse, monte, et on est saisi par l'enchainement implacable des actions... Jusqu'à ce que la pluie tombe, salvatrice puisqu'elle abreuve enfin les récoltes et les débarrasse ( symboliquement, car bien sûr il y a un meurtrier ) de Joseph.
Il s'agit avant tout pour Raphaël Jacoulot de créer une atmosphère pesante, malsaine, et de nous rendre témoins d'événements gênants, de dérapages pervers, et le contrat est parfaitement honoré : on entre aisément dans le film, on est captivé grâce à la cohérence du montage, on ne peut rester indifférent... Il s'agit peut-être aussi de nous interpeler, mais sans lourdeur : le propos n'a rien de didactique, il ne juge pas, ne dispense aucune leçon moralisatrice. Karim Leklou, qui interprète Joseph, fait une composition souvent admirable, et joue avec sensibilité et justesse des scènes difficiles. Grégory Gadebois est formidable, assez époustouflant à certains moments. Tous les personnages secondaires "sonnent" juste et forment une galerie de portraits intéressante. Quant à l'image finale, que je ne dévoilerai pas, elle m'a serré la gorge....
Franchement, même si la réalisation et l'image sont par ailleurs très classiques, ce "coup de chaud" vaut la peine d'être pris!
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Créée
le 15 août 2015
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