La Passion selon Fletcher
Qui est Fletcher, me direz-vous? Hé bien, Terence Fletcher, c'est le maître de musique! Mais pas celui auquel on s'attendrait, plutôt dégarni, bedonnant, pourvu de lunettes et en costume trois-pièces un peu ringard... Non, celui-ci, qui a les traits sculptés dans le roc de J.K.Simmons, est taillé comme un athlète! Muscles saillants sanglés dans un t-shirt noir, silhouette rectiligne, impeccable, démarche martiale, crâne rasé, il a tout d'un vétéran des Marines. La comparaison ne s'arrête pas là : lorsqu'il hante les couloirs de la prestigieuse école où il enseigne et recrute SON jazz band, il fait irruption sans crier gare et terrorise son petit monde. Son ambition : découvrir SON Charlie Parker. Ses méthodes : militaires, pour le moins surprenantes et contestables! J.K.Simmons s'en donne à coeur joie dans ce rôle qui semble créé pour lui, tellement il habite ce personnage. Il est sans conteste le héros du film. Son interprétation crève l'écran et lui vaudrait un Oscar que cela n'étonnerait personne!
Face à lui, un "petit jeune", Miles Teller, qui ma foi tient la route dans une partie qui était loin d'être gagnée vu ses antécédents. Il est épaulé par un scénario savamment ciselé et des répliques particulièrement bien écrites : pour une fois, aucun mot inutile, aucune phrase creuse, ne viennent surcharger les dialogues. Même le vocabulaire ordurier et insultant de Fletcher ( ponctué de nombreux "fucking..", vous vous en doutez ) a son utilité car révélateur du caractère du personnage et surtout de sa stratégie... celle que j'ai eu envie d'appeler "La Passion selon Fletcher". Passion au sens de celle du Christ.... Car c'est à un vrai chemin de croix que Fletcher convie ses hommes. Ses recrues, qui, à force de travail, ont été récompensées par leur admission au sein de son jazz band, qui a vocation à emporter divers prix et concours et pourvoir en musiciens de qualité les orchestres les plus exigeants, sont voués à un entraînement "à la schlague", digne des commandos de l'Armée. Avec comme mentor un commandant n'admettant pas la moindre contradiction, leur imposant une discipline de fer, aboyant des ordres iniques et des insanités sur ses hommes, les poussant à bout et les humiliant à la moindre fausse note... Fletcher appuie toujours là où ça fait mal et agit comme un tortionnaire, se livrant à une entreprise raisonnée et systématique de sape psychologique. Il s'inscrit dans la lignée de quelques beaux "salopards" de militaires dont le cinéma a pu nous gratifier depuis pas mal d'années. Je pense notamment au sergent instructeur de "Full metal jacket". Sauf que là, il n'est pas question de s'entraîner pour la guerre ou des missions périlleuses! Il s'agit de jeunes civils s'adonnant à leur passe-temps favori, le jazz, et rêvant d'embrasser une carrière de musiciens professionnels. Alors pourquoi ce traitement ? Parce que selon lui, c'est ainsi que se révèlent les vrais génies, les vrais grands hommes. Le pire, c'est que malgré ses pratiques écoeurantes et sa personnalité haïssable, il finit par (presque ) nous convaincre!
Tourner un film sur des musiciens de jazz comme un film de guerre, il fallait oser! C'est toute l'originalité de cette première oeuvre d'un tout jeune réalisateur, Damien Chazelle, sacrément prometteur. En outre, non content de surprendre son monde avec ce scenario improbable, bien loin des "biopics" habituels ( même lorsqu'ils sont excellents, comme le merveilleux "Birdy" d'Alan Parker, qui raconte la vie de Charlie Parker, auquel "Whiplash" fait sans cesse référence ), il nous gratifie d'images magnifiques, orchestrant ses plans avec une virtuosité hallucinante, qui épouse la musique et confère quelque chose à la fois de charnel et d'étourdissant aux instruments de musique, aux interprètes, à la mélodie elle-même. Les images suivent le tempo de la partition pour batterie : lento, staccato, crescendo, diminuendo... C'est du grand art! Quant au morceau de bravoure final, c'est un épilogue grandiose, qui suspend le temps et nous régale d'un moment d'anthologie! La bande-son, fabuleuse et qui rend hommage au Jazz, égrenant des titres comme "Irene" ou "Caravan", ou encore le fameux "Whiplash" qui donne son titre au film, trouve là son apothéose! On reste "scotché", admiratif, fasciné.
Alors, me direz-vous, pourquoi avoir accordé seulement 9 à un film dont je reconnais qu'il est magistral?
Parce que je suis une femme.
Et que comme tout film de guerre qui se respecte, c'est une histoire de mecs, relatant une trajectoire de mec, dans laquelle le féminin n'a rien à faire. Le tout s'adresse au mental et au corps, mais pas au coeur. Du coup, je n'ai ressenti aucune émotion, si ce n'est une admiration sans bornes pour l'exercice de style brillantissime qu'est ce film.
Ce qui est déjà énorme, je vous l'accorde volontiers!
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