Comment appréhender le nouveau film d’un Monsieur de 91 ans, légende parmi les légendes, n’ayant à peu près plus rien à prouver à qui que ce soit, adorateurs comme détracteurs, et semblant une fois de plus livrer ici son chant du Cygne ? Car il semble évident que pris indépendamment de sa glorieuse filmographie, et sans avoir à l’esprit que ce dernier semble avoir conçu ce film comme s’il pouvait être son dernier, celui-ci pourrait sembler mineur et poussiéreux, relique naphtalinée d’un cinéma n’attirant plus les foules. Et pourtant, le prendre sous cet angle facile pour critiques paresseux, serait passer à côté du projet dans son ensemble, évidemment totalement conscient de ce qu’il peut représenter dans le cinéma mondial actuel et de sa place dans le cinéma de son auteur.
Que le grand Clint (qui, comme chacun le sait, est immortel, car on ne veut pas entendre parler de sa mort potentielle), y joue n’est évidemment pas un hasard, lui qui s’est fait de plus en plus rare devant la caméra depuis « Gran Torino », en 2008, y revenant uniquement pour des rôles symboliques pouvant faire office de testaments (on oubliera poliment le sympathique mais assez inepte « Une nouvelle chance », non réalisé par ses soins). Qu’il s’agisse de son ultime film en tant que metteur en scène ou qu’il nous en offre encore quelques uns n’a que peu d’importance, la seule certitude que l’on puisse avoir semblant être qu’il s’agira bel et bien de sa dernière apparition à l’écran, ce qui donne bien entendu à l’ensemble une charge émotive décuplée.
Détailler son synopsis n’a que peu d’importance au final, tant celui-ci sert avant tout de squelette de base sur lequel poser ce qui constituera le véritable objet de l’œuvre, à savoir comment se filmer, vieil homme tentant de maintenir sa stature alors que la fatigue inévitable de son corps le pousse vers des activités beaucoup plus terre-à-terre. Et il est fascinant de contempler cette carcasse encore pleine de vie et de malice, ne cherchant pas tant à revenir sur son passé qu’à vivre le présent, tant qu’il le peut encore, en revenant aux choses essentielles de la vie. On les voit déjà d’ici, les cyniques qui n’y verront que paternalisme ronflant ou vieux réac cherchant à tromper son monde à travers quelques bonnes vieilles leçons de morale de vieux loup. Peu importe, on ne cherchera même pas à convaincre de quoi que ce soit les éternels réfractaires encore persuadés que l’interprète de l’Inspecteur Harry ne peut être que conforme à l’idéologie de son personnage dans la vraie vie.
Du côté des adorateurs, du personnage comme de l’artiste, il sera aisé de se plonger dans ce voyage immobile aux rebondissements volontiers poussifs, semblant présents comme pour nous montrer qu’il ne faut pas être dupes, qu’à son âge vénérable, il ne livrera pas son ultime combat en s’interposant contre de vils individus desquels il devra protéger les innocents, avant de s’en aller vers l’horizon comme ultime hommage à son personnage de l’Homme sans nom. Ici, il s’agira tout simplement de savourer l’instant présent, de se poser, et voir comment cela se passe au-delà de son petit pré carré. Là où l’on pouvait craindre une vision folklorique du Mexique, avec tous les clichés que l’on imagine dans pareil contexte, on sera tout d’abord soulagés de constater que la langue locale est respectée, le gamin avec lequel Clint fera son petit bout de chemin étant chargé de la traduction. Mine de rien, cela fait déjà beaucoup dans notre appréciation générale. Mais, surtout, on sera ravis de voir le personnage qu’il incarne prendre du temps pour … dormir, tout simplement. Et si ces moments pourraient paraît quelque peu légers sur le papier, dans leur potentiel de dramaturgie, l’effet à l’écran est particulièrement troublant. Clint s’endormant au crépuscule, ou dans un bar, le chapeau lui masquant le visage, ne restant que sa silhouette reconnaissable entre mille, et cette caméra laissant les rides de ses mains apparentes, tout cela contribue à donner une vérité humaine au personnage, tant du film, que celui qu’il aura incarné toute sa carrière. Une sensation de proximité rare, et d’évidence dans le déroulement du film, la douce sérénité dans laquelle celui-ci baigne se transmettant totalement au spectateur. Il est bel et bien là, le projet, non pas dans une quelconque morale conservatrice sur le retour aux valeurs essentielles de la vie, juste dans ce doux voyage au calme tout sauf feint, d'un vieil homme fatigué ayant décidé de vivre, se réservant tout juste un petit monologue sur la fin, sur l’importance de ne rien regretter, car après il est toujours trop tard.
Les quelques rebondissements sont donc là en tant que clins d’œil à ce qu’il a pu être dans ses autres films, pour évacuer les passages obligés qui ne seraient bien entendu plus crédibles dans pareil contexte, le seul moment de bravoure qu’il s’autorisera consistant à filer un coup de poing bien placé. Pour le reste, l’enjeu reste tout simplement humain, le rapprochement entre le vieil homme et l’adolescent n’est pas la finalité, ces deux-là s’apprivoisant rapidement dans l’intrigue. Seuls restent les échanges de regards entre le vieux cowboy et une femme d’une bonté d’âme n’attendant rien en retour de sa serviabilité, et cette tendresse naissant entre deux personnes à priori opposées, mais se reconnaissant dans leurs douleurs respectives, sans même avoir besoin de se comprendre par la langue. Une danse dans la pénombre d’un saloon suffit à signifier ce rapprochement, et fera office d’ultime image du film. Parce qu’il aura préféré la douceur et l’humanité à un nihilisme crépusculaire qui aurait été si facile dans pareil contexte, cet immense Monsieur nous aura livré un film à cœur ouvert, d’une modestie rare dans le paysage cinématographique actuel, et qui au final n’est pas tant un film sentant la poussière, pas plus qu’une vaine tentative de réhabilitation dont il n’a jamais eu besoin, qu’un cinéma hors du temps, résistant à toutes les modes et tendances, pour filmer en toute simplicité et sincérité, des êtres humains parcourant un petit bout de chemin ensemble. Un chemin ayant ici des airs d’éternité.