Cure
Cure est une œuvre opaque, au pessimisme ténébreux, foudroyante de beauté et de singularité, un triller faisant flirter une réalité sociale mutique avec un genre fantastique épuré et oppressant. Il...
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le 28 mai 2014
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(Avant-propos: La critique que je vous propose ici est dans un premier temps destinée à faire connaître l'oeuvre et ne possède donc aucun spoiler, mais à partir d'un moment (qui sera indiqué) et afin d'analyser cette dernière convenablement, je serai contraint de parler de certains points de l'intrigue, donc arrêtez de lire à ce moment si vous ne l'avez pas vu, ce serait dommage !)
Croyez-vous au Mal ? Au delà de sa notion religieuse, le Mal pourrait se définir comme une entité capable d'agir sur la conscience d'une personne afin de l'inciter à commettre des actes qui dépassent la raison humaine. Causer du tort à autrui pour son simple plaisir me semble invraisemblable dans la vraie vie, on pourrait expliquer ce genre de gestes par des manques ou des maux d'ordre psychologique chez l'individu concerné... mais dans la fiction, la barrière de la réalité et de l'éthique est facilement violable, et ce n'est pas ce film qui prouvera le contraire...
J'ai la fâcheuse tendance à abuser du terme "thriller noir", qui est selon moi la manière de définir une oeuvre, policière ou non, dans laquelle des événements contraires à l'éthique établie par l'Homme se déroulent, dans un cadre particulièrement malsain voir carrément glauque. Ici cependant, même les plus sceptiques d'entre vous ne pourront que se rallier à ma cause tant on peut dire objectivement que ce film en fait partie. Bien souvent, les histoires de serial-killer dans la fiction sont des versions exacerbées de celles que l'on peut entendre dans la presse, mais rares sont celles qui osent flirter avec l'occulte. Se basant sur de véritables pratiques ancestrales, Kurosawa mélange les genres et donne naissance à une oeuvre qui lancera à jamais sa carrière: Cure, le vrai coté obscur du polar cinématographique.
Takabe est un inspecteur de police respecté. Ces derniers temps, des crimes étranges sont perpétrés dans Tokyo et ses alentours. Chacun de ces crimes est commis par une personne lambda sans histoires et rien ne semble lier les différents meurtriers ou victimes... en apparence du moins. Bien que la manière d'ôter la vie soit différente à chaque fois, on observe un détail étrange dans l'operandi: un grand X est incisé dans le cou des victimes post-mortem. A chaque fois, le meurtrier est retrouvé sur les lieux du crimes, terrifié, incapable de comprendre son geste. Face à cette enquête incompréhensible et la maladie de sa femme qui empire jour après jour, Takabe commence à s'enliser dans des histoires qui le dépassent, et fatalement peu à peu, lâche prise...
Kurosawa développe ici pour la première fois avec Cure ce qui fera sa marque de fabrique plus tard: l'apologie du vide. Que ce soit les différents personnages ou l'environnement (ici Tokyo), tout semble dénué de vie, sans réelle âme ou identité propre. La morosité semble être l'émotion dominante, et le calme qui devrait inspirer un certain apaisement, devient vite étouffant et oppressant. Ce sentiment est amplifié par le coté contemplatif, voire voyeuriste, du film, qui traîne durant la plupart de ses scènes pour que l'immersion soit totale, et que le malaise nous imprègne en profondeur.
Ce qui fait la grande force de Cure c'est sa manière d'appréhender l'histoire. Bien que proche de Seven sur bon nombre d'aspect, le film n'utilise aucun artifice tel que les twists pour captiver son public, d'autant qu'on connait très vite l'identité des différents protagonistes ainsi que leur rôle respectif. Le tueur ici ne se salit jamais les mains, il est ce qu'on appelle un Chuchoteur. Ce sont des personnes capables, grâce aux mots, de manipuler les autres en abusant de leurs faiblesses d'esprit; une forme malsaine et plus fourbe de l'hypnose en somme. Dans Cure le tueur est un ancien étudiant en psycho intéressé par le mesmérisme, ou magnétisme animal, pratique du XVIII très décriée. Se faisant passer pour un paria amnésique, il sonde l'âme de ses proies à leur insu pour dénicher leur point faible et les détruire psychologiquement. Son travail terminé, tels de vulgaires pantins, les malheureux se retrouvent à faire des choses horribles dont on ne les aurait jamais pensé capables: c'est la que la notion de Mal apparaît.
Le tueur est en quelque sorte l'incarnation de ce Mal, dont l'existence même est dédiée à le répandre. Gangrenant ses victimes par la parole, il ne fait au final que permettre aux pulsions primitives inscrites en chacun de nous de s'exprimer, de dépasser les limites fixées par notre raison, de laisser notre propre mauvais coté prendre le dessus.
Comme pour son "cousin fincherien", le duo tueur/flic est parfait. D'abord nets opposés, ils finissent petit à petit par se ressembler, se comprendre, même si Takabe ne veut pas se l'avouer. On se rend vite compte qu'il est bien plus facile d'accepter le Mal que de le combattre, et le déclin successif de ses proches ne fait que l'affaiblir inéluctablement.
Les choix de mise en scène et l'esthétisme général du film participent activement au bon déroulement de cette danse macabre. Comme dit précédemment les scènes sont tirées en longueur, dans des décors très minimalistes aux tons froids; un parti pris que l'on peut retrouver dans l'excellent Kaïro sorti quelques années plus tard. Peu de musique, mais un énorme travail au niveau des bruitages. On utilise des bruits de machines, assourdissants, pour encore plus perturber les repères du spectateurs. Ces derniers dénotent totalement avec le calme omniprésent à l'image.
Viennent s'ajouter à tout ceci le détail qui me séduit à chaque visionnage des oeuvres de Kurosawa: les dérèglements de lumières. Sans raison la lumière disparaît puis réapparaît avec toujours un sens caché bien précis. Dans le reste de sa filmographie, ils sont bien souvent associés à des apparitions fantomatiques, mais ici c'est à la perte de contrôle qu'on peut les assimiler. Le jeu de lumière est d'autant plus important que le tueur utilise les flammes pour déconcentrer ses victimes, jouant le rôle du pendule chez l'hypnotiseur.
Reste encore les nombreux détails qui mériteraient d'être approfondis, comme les images pseudo-subliminales qui viennent attaquer l'oeuvre en elle-même à partir de la seconde moitié du film, lorsque Takabe visite l'antre du Mal, ou encore le visionnage de la cassette du centre médical désaffecté, ainsi que l'enregistrement du sonographe qui l'accompagne... tous étant au service d'une seule et même cause: amplifier ce sentiment maléfique de perte de contrôle totale. La fin est à l'image du film, pessimiste, odieuse mais parfaite. Takabe a lutté comme il a pu, mais lui aussi est humain, il n'est pas si différent des autres victimes, mais bien trop proche du tueur. N'ayant plus rien à perdre, il prend les rennes de cette sombre entreprise, à moitié volontaire, c'est à son tour de devenir le marionnettiste. Puis alors qu'on voit une serveuse prendre un couteau en arrière plan dans le café où Takabe vient habituellement se reposer, cut et bruits de fonds insupportables durant quelques instants, interrompus par une musique durant le générique de fin qui rappelle celle de l'ouverture, trop douce pour être réellement appréciée...
J'ai pendant longtemps voulu écrire cette critique sans vraiment savoir comment l'aborder, j'espère que cette dernière arrivera à donner envie à ceux qui ne le connaissent pas de se plonger dedans et aux autres de "bons mauvais" souvenirs... Un voyage de courte durée aux portes de l'Enfer, véritable plaisir pour les fans de polars noirs et de 7e Art nippon comme moi !
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le 18 août 2016
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