Un dispositif extrêmement simple : filmer un voyage depuis l'Allemagne de l'Est jusqu'à Moscou au lendemain de la dislocation de l'URSS, sans aucun commentaire, sans aucun sous-titre. Avec seulement quelques séquences plus scriptées, en plans fixes, qui viennent rythmer le film en arrêtant le mouvement (une salle de danse, l'intérieur d'une maison, un concert classique, un homme seul sur un banc, des paysans qui récoltent des pommes de terre), Chantal Akerman examine les territoires traversés qu'elle capte par la fenêtre d'une voiture, vraisemblablement, en travelling latéral constant sur plusieurs milliers de kilomètres. D'Est est par définition l'enregistrement d'un voyage, mais le résultat est en réalité une autre forme de voyage pour qui se laissera happer par ces deux heures durant lesquelles des centaines d'inconnus défileront, à mesure qu'on progresse vers l'est, de la campagne à la ville, de l'été à l'hiver. Les saisons passent comme les paysages et les habitants d'Allemagne, de Pologne, d'Ukraine et de Russie, et la radicalité du projet se traduit en des termes extrêmement doux dans la vision documentaire résultante, une douceur qui au choix, selon l'humeur et la sensibilité, rebutera par sa redondance et son abstraction, ou au contraire fascinera pour les mêmes raisons.
Il y a un peu du court-métrage A Trip Down Market Street Before the Fire réalisé par les frères Miles en 1906 dans ce film, avec une équivalence dans la trajectoire qui parcourait la rue principale de San Francisco en travelling avant — quatre jours avant le puissant tremblement de terre qui détruisit la ville. Dans D'Est, on découvre l'Europe de l'est au crépuscule de l'Union soviétique, à une époque où l'on ne savait pas vraiment ce qui allait advenir, le nouveau monde inconnu, qu'on soit dans les campagnes isolées ou dans les zones urbaines aux populations concentrées. L'ensemble n'échappe pas à une certaine forme d'austérité et d'ennui, étant donné le minimalisme acharné du documentaire, mais le visionnage procure des sensations notables, liées au décalage suscité vis-à-vis de ce que l'on peut y voir. Et c'est captivant.
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