Il faut rendre justice à ce grand film incompréhensiblement mal aimé. Le prototype des reproches communs est fourni par la critique du NY Times (qu’on peut lire ici : http://www.nytimes.com/movie/review?res=9900E2D9143CE53BBC4052DFB466838D679EDE#). Le film est jugé froid, verbeux et cynique et renvoyé sans autre procès au modèle définitif que représente "Une étoile est née". Froid, le film ne l’est sûrement pas. Distancié, refusant glamour et pathos et filmé avec une admirable justesse à hauteur d’homme, ça certainement.
"Daisy Clover" est un film qui fait défaut de multiples façons : au mélo, à la tragédie, à la critique de mœurs, au mythe de la star. On n’y voit pas de grande histoire d’amour, on n’y voit pas non plus d’édifiant récit d’ascension et de chute prétexte à glorifier l’usine à rêves et cirer les pompes au public souverain (qui est si cruel mais qui a toujours raison). C’est l’envers du miroir tendu par "Une étoile est née", il substitue à la mise en abyme auto-glorificatrice un regard bien plus incisif sur le substrat du mythe hollywoodien.
Tout est inscrit dès le départ dans la façon dont se découvre Daisy Clover, gamine en haillons qui traîne sur un quai d’Angel Beach, Californie. Déjà le coin crasseux et la caisse sur laquelle elle est assise lui servent de scène, elle se présente, joue à être elle-même et conclut son monologue intérieur par l’acte essentiel qui consiste à manifester dans un graffiti la nature de ses sentiments pour sa sœur. La force du film est de n’introduire aucune rupture entre cette scène inaugurale et la starification de Daisy (qui reste "toujours une jeune fille heureuse, bien élevée, pas compliquée pour un sou"). Son ascension hollywoodienne est figurée à travers la déclinaison d’un même titre ("You’re gonna hear from me") dans des séquences de plus en plus élaborées qui renvoient au spectaculaire des grands musicals. Les personnages sont d’abord vus pour ce qu’ils sont, c’est pourquoi leurs actes ne tiennent jamais finalement qu’à une forme de répétition. Swan, le "prince des ténèbres", et Wade Lewis (Christopher Plummer et Robert Redford) rejouent auprès de Daisy une partition bien rodée, chacun dans leur registre : Swan, celui du producteur cynique, élégant et vénal, gardien des valeurs hollywoodiennes, Wade, celui du séducteur tourmenté à la sexualité erratique.
Le film montre le parcours de Daisy dans ce monde extraordinairement cruel en accordant toute son attention aux personnages. La cruauté dont il est question est toujours celle du monde, jamais celle du regard que le film porterait sur eux. Nous accompagnons Daisy et découvrons à travers ses émotions la réalité du monde ("une décharge"). Cette réalité n’est jamais cependant plus forte que les personnages eux-mêmes, et la lucidité dont ils sont capables, les ressources d’humanité qu’ils ont en eux préviennent toute issue contraire à ce que nous savons d’eux. Ainsi Daisy et sa mère (la merveilleuse Ruth Gordon) savent dès le départ ce qu’il en est. La mère ne voit derrière les signes extérieurs de célébrité que présages funestes. La seconde chanson de Daisy ("The Circus Is a Wacky World") met en œuvre d’une façon encore plus explicite cette lucidité à l’intérieur d’un numéro qui parle bien d’Hollywood, de la réalité derrière les apparences. Moment de mise en scène extraordinaire : Mulligan fait résonner magnifiquement la métaphore dans une séquence en même temps très enjouée et drôle. Elle sert de prélude à une autre magnifique séquence qui voit Daisy craquer pendant la postsynchronisation de son numéro. Mulligan joue magnifiquement sur la cassure entre son et image pour mettre à nu toute la folie de la fabrique à rêves.
Tout dans ce film est parfait de justesse. Le casting est merveilleux (jusqu’à Roddy McDowall, malgré un rôle très succinct, en secrétaire servile et flippant). La mise en scène est admirable de finesse et de précision. Toute la dimension technique et artistique (notamment la musique de Previn, le scénario) est au diapason. Ce film est à découvrir d'urgence.