"Le Voyeur" a brisé la carrière de son réalisateur, Michael Powell, et suscité un déferlement ahurissant contre lui lors de sa sortie, en 1960. Les critiques l'ont reçu comme une pure obscénité, un éloge de la perversion et du sadisme à jeter direct aux chiottes. Or, qu'y voit-on ? Un jeune homme, normal en apparence, filme des filles au moment de les assassiner. Ce qui fait que pour le spectateur c'est un peu comme si le tueur se changeait en homme à la caméra, la caméra devenant elle-même l'arme du crime. Il faut se représenter bien sûr le spectateur (britannique) de l'époque : le film lui présente tout ce qu'il peut voir de plus audacieux dans une salle de cinéma conventionnelle, autant dire pour nous autres du pipi de chat. A peine y voit-on (mais il faut y être attentif) pointer un téton, et s'épancher un intérieur de cuisse (première femme nue dans une production nationale). Ça n'est pas de toute évidence à une horreur explicite que réagit le spectateur de l'époque mais à une sorte de transfert : au-delà d'une certaine limite (mais laquelle ?) on ne doit plus soutenir le cinéma. Quarante ans plus tard on aurait envie de faire le constat inverse : c'est en deçà de cette limite que le cinéma (ou ce qui l'a remplacé) n'est plus visible (trop chiant, trop lent, pas assez flippant...). Les images qui ont déferlé sur les écrans ont emporté ce qui en faisait le statut sacrilège, sans permettre pour autant (ironie de l'histoire...) d'en mettre à jour la force. "Le Voyeur", s'il était à refaire, ne pourrait probablement pas atteindre le même souffle, ni la sincérité ou l'intelligence qui reviennent à son réalisateur.
Car le destin de ce film nous parle aussi d'un tournant dans le cinéma : "Le Voyeur" a mis quinze ans pour être redécouvert par la jeune génération. Dans l'entre deux le vieil Hollywood a vécu (il était déjà mort en 60), et avec lui l'époque des géants (Powell, de ce côté de l'Atlantique, en était un). On peut se poser la question : un tel film pourrait-il exister aujourd'hui ? Je dirais : sûrement pas, et pas parce qu'il n'y aurait plus d'individus de la trempe d'un Powell. Mais surtout parce que le petit cinéma obsessionnel et pervers que se projette en boucle Mark Lewis, notre voyeur bien aimé, n'existe plus. Ça n'est pas pour dire, Dieu m'en garde, que le cinéma est mort, mais, indubitablement, "Le Voyeur" appartient au passé. Il entretient par exemple, entre son portrait d'obsessionnel et son fétichisme à l'endroit de la caméra (et ses prolongements impressionnables), un rapport frappant, énigmatique, avec le cinéma muet. L'ouverture du film en témoigne de façon magistrale : avec ce premier plan de l'œil bleu de Lewis/Karl Böhm, suivi par cet autre de la rue où il va aborder une prostituée. Une rue qui m'a fait penser à la fausse rue du Marnie d'Hitchcock (réalisé en 1964, 4 ans plus tard) avec ses éclairages de lampadaires un peu crasseux, qui composent, dans des nuances jaunes-orangées avec le noir des maisons et du ciel nocturne, une très belle fausse perspective de décors peints. Une fois que Lewis a mis sa caméra en route, on passe alors en vue subjective, avec cette composition tout à fait étonnante qui dessine un croisillon dans le cadre, imitant celui du viseur de la caméra. La métaphore est tout à fait claire : l'objectif est une arme et le point de visée montre la cible. Toute la scène, jusqu'à sa conclusion dans la chambre, est quasiment muette. On entend le petit ronronnement de la caméra qui tourne et qui enregistre froidement l'action. Et puis ce pianotage en fond sonore, qui annonce le thème du meurtre... Ne serait-ce les cris de la victime, on est dans du muet.
Mais comme si ça ne suffisait pas la séquence qui suit (qui constitue le générique début), de Lewis se projetant son œuvre criminelle, vient confirmer cette référence. Toujours ce même piano nerveux (cette fois le thème principal), l'image en noir et blanc est projetée sur un écran, dans le bruissement caractéristique du projecteur. Lewis, filmé de dos, fait face à l'écran. On le voit se lever au moment crucial. La séquence criminelle s'achève sur un close-up de la prostituée. Alors que résonne le thème du meurtre, sa bouche ouverte sur un cri silencieux envahit l'écran. Il n'y a plus de focus, seulement cette béance obscène, défiguration ultime. Le plan suivant reprend Lewis qui se rassoit au moment où le film s'achève, mais pendant une fraction de seconde, son corps, et cette image de chair informe sur laquelle il se superpose, semblent ne faire qu'un. Il y a de l'obscène là dedans. Comme il y a aussi un sentiment, troublant, de recherche de la vérité. Les critiques finalement avaient raison. Mais ils n'ont pas vu que l'obscénité du Voyeur est celle du cinéma même. De sa pulsion archaïque, toujours vivace mais rendue à la civilisation par tous les leurres dont elle dispose. Le geste fou de Powell est de ramener l'obscénité à cette pulsion, qui est le cinéma même et non à des images (qui en sont d'une certaine façon l'antithèse ou l'antidote). La leçon du Voyeur c'est qu'il n'y a pas de spectacle. Il ne s'agit jamais d'exploiter la pulsion voyeuriste du spectateur pour en faire un complice (à l'image de la scène des "vues" dans la boutique de l'employeur de Lewis, qui met en scène pour s'en moquer ce type même de spectateur, lubrique hypocrite). Mais au contraire de montrer une quête sans issue. L'image traquée par l'obsessionnel échoue dans ce sens parce qu'il est, comme le suggère la scène du générique, trop en empathie : il fait corps avec elle (l'image absolue est pour lui celle de sa propre mort).
Il y a à la fin cette scène où Anna Massey, après avoir pénétré dans l'appartement de Lewis et découvert ses films, tombe sur lui. Elle lui demande : "Ce film, c'est seulement du cinéma, n'est-ce pas ?". On ne peut s'empêcher, à revenir sur cette question, d'y entendre comme la métaphore ironique et douloureuse d'un destin de cinéma dont "Le Voyeur" est l'achèvement. La réponse évidemment est non : car ni Lewis, ni Powell (ce grand vivant) n'ont jamais sans doute été prêts à mettre moins que leur vie entière dans le vieux rêve qui bouge.
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