Mauvais film, mauvais cinéaste
Sans doute, et la gêne est terrible, « Dallas Buyers Club » n'apporte pas le goût de l'inédit. Récit d'une grande aventure humaine, le film ne peut que s'inscrire, et rivaliser, avec les nombreux chefs d’œuvre d'un genre (grand public, bon enfant) inventé avec les années 1990. Le premier, et sans doute le plus similaire : « Philadelphia ». Mais la liste est longue et la limiter ne s'avère guère satisfaisant : « Harvey Milk », « Erin Brokovitch », « You don't know Jack », et jusqu'aux films de Capra : « Mr Smith au sénat ». La formule est toujours similaire : un individu qui s'oppose au système, d'abord parfaitement intégré, puis voyant et marginal.
Et le problème, c'est que le film présent ne diffère pas suffisamment de ces prédécesseurs pour se distinguer. La mise en scène, de la même manière, plate, les couleurs, sont un modèle parfait du cinéma indépendant américain : le film se place alors comme trop semblable, pas suffisamment différent.
Pour s'en convaincre, il suffit de s'attarder sur la marginalisation progressive de ces personnages, qui ne vont plus hésiter à transgresser la loi, de dresser contre l'oppresseur afin de, comme dirait Spike Lee : « Do the right thing » ! « Philadelphia » commence par un Tom Hanks parfaitement intégré, puis homosexuel notoire et icône de la revendication, origine d'une fracture sociétale pour placer le sujet sur la place publique.
Mais c'est la situation socio-historique du film qui s'impose comme l'élément fort du film : les années 1980, période de transformation de l'Amérique, basculé d'un coup des protestations étudiantes, des mouvements minoritaires, de la contre-culture, en un mot de l'engagement politique des années Nixon, à la présidence Reagan et le retour des valeurs fondamentales américaines incarnées dans la Rambomania. Assurément, le film connaît ses références et en joue. Ce cow-boy, protagoniste du film, errant sans but, incarnation des valeurs sudistes américaines, s'avère être tout à la fois le croisement entre Joe Buck, protagoniste de « Macadam Cow-boy », et Travis Bickle, protagoniste de « Taxi Driver ». L'errance, l'attitude et la volonté de se placer en héritage d'un certain type américain (combien y-a-t-il de cow-boys dans « Dallas Buyers Club » ? Un seul), tandis que la colère, la volonté de détruire l'institution, le besoin de reconnaissance et de sauver le monde (en un mot le complexe de Jésus) le place en héritage de Travis.
Le film se veut donc un hommage, particulièrement réussi, aux films du Nouvel Hollywood, contestataires, marginaux. Jared Leto est ainsi une réactualisation de « Ratso », l'extrême marginal, mais parfaitement maître des réseaux sous-terrains, urbains et périphériques invisibles aux yeux de tous : il est le seul à être capable de lui ramener des adhérents.
« Survivre pour vivre, mais vivre pour sentir la proximité de la mort », telle semble être la formule du film. La présence récurrente d'un clown triste (à trois reprises) s'insère dans l'image comme imagination du protagoniste, alors que celui-ci se trouve en prise directe avec le danger, l'adrénaline et la mort. Lorsque Ron se sait malade, ce n'est pas tant la proximité de la mort qui le dérange et provoque ses séquences pathétiques illustrant son refus quant au fait d'accepter une mort certaine. Ce serait plutôt l'idée d'une mort triste, banale, dans la maladie, et non en lutte face à une bête sauvage, ou pour une combat important : en reprenant les protagonistes de la contre-culture, Jean-Marc Vallée atteint leur paroxysme, le point de non-retour : la politique, la lutte comme échappatoire à l'existentialisme (ainsi en va-t-il dans « Taxi Driver »).
Cependant, Vallée n'a aucune qualité en tant que cinéaste, ses cadrages, ses couleurs, ses décors (toute sa mise en scène en fait) sont exemplaires du cinéma indépendant contemporain américain. Seule, mais pas des moindres, qualités : sa direction d'acteur. La performance de Matthew McConaughey peut apparaître « magique » pour certain (Tragiques seront les spectateurs pour qui la « perte » de poids sera la preuve d'un grand acteur, ils auront sans doute oublié qu'il ne s'agit là que du fondement du métier). Pourtant, il semble incapable à fixer son talent dans une séquence en particulier : imprimant la mémoire du spectateur à l'encre indélébile. En effet, « il semble excellent » mais sur la globalité, or sa performance, incapable de retenir l'attention sur un moment particulier, prouve bien son manque. Bien sûr, il n'est pas aidé par le montage « clip » de Vallée, le transportant de Tokyo à Dallas sans jamais lui offrir le temps, l'espace pour développer son jeu : de même le scénario pêche contre lui en lui offrant un rôle dont le manque d'épaisseur ne peut que le contraindre à la restriction. Pourtant, Jared Leto, dont le rôle n'est pas vraiment plus complexe, plus difficile à interpréter, a opté pour une approche tout à fait différente : au lieu d'incarner le personnage, il s'y est décomposé ; plutôt que d'en prendre les traits, il a annihilé les siens. Il ne devient pas femme en s'attribuant plus de signes féminins, mais en détruisant ses signes masculins : neutre, parfait androgyne, il se glisse dans la peau du personnage (contrairement à McConaughey qui en porte l'étoffe) : ainsi, chaque apparition, chaque ligne de texte, chaque image irradie le spectateur d'une puissance atomique.