« Damnation » est un film d'une noirceur extrême. Bela Tarr y raconte la déchéance d'un homme qui aime sans retour, ce qui détruira sa vie comme celle de ses proches. La photographie imposante en noir et blanc, l'utilisation amplifiée des sons, les plans-séquences contemplatifs, l'étirement du temps... par bien des aspects formels « Damnation » rappelle l'œuvre d'Andreï Tarkovski. Mais il demeure infiniment plus pessimiste, plus désespéré : sur le fond, les rapports avec le cinéaste russe sont beaucoup plus éloignés.


Ici pas d'intervention de Dieu ou de la grâce mais plutôt de la fatalité. Les hommes et les femmes sont livrés à eux-mêmes dans un monde apocalyptique où l'espoir est absent : tous aspirent à changer leur condition, mais la vie en décide autrement.


Esthétiquement, « Damnation » marque une rupture dans la filmographie de Béla Tarr. C'est la première fois que le cinéaste hongrois collabore avec son compatriote l'écrivain László Krasznahorkai. Ses films se font moins directement sociaux (même si ça reste un des aspects principaux de son œuvre) et davantage métaphysiques, avec de surcroît une esthétique beaucoup plus soignée et aboutie. Tout en dépeignant la fin d'un monde : la décrépitude de l'ère soviétique.


Contrairement à ses deux longs métrages suivants, encore plus ambitieux, avec « Damnation », Béla Tarr se « contente » de mettre en scène une intrigue sentimentale, un triangle à trois d'amoureux malheureux. Il a d’ailleurs écrit (avec Krasznahorkai) et réalisé ce film pendant la longue production de « Sátántangó », pour se changer les idées, d’où son côté plus « simple ». Mais si l'intime prédomine ici, l'arrière-plan social n'est pas négligeable, au contraire.


Tarr donne vie à une Hongrie fantasmée, dont la topographie est indéfinissable. Il combine en effet des prises de vues tournées aux 4 coins du pays, afin de figurer les lieux qu'il a en tête le plus fidèlement possible.


Et on peut dire que c'est une réussite. Rien que la géographie du film : les lieux, les habitations, la nature dévastée, tout cela confère au long métrage une atmosphère oppressante et profondément désenchantée, magnifiée par la sublime photographie en noir et blanc. Cela donne également un aspect intemporel, irréel : on assiste, impuissants, à un monde qui se meurt, sous des déluges de pluie. Un monde qui est celui de l'Europe centrale des années 1980, mais qui aurait pu être celui de la Hongrie du Moyen Âge, du 19e siècle ou peut-être même des années 2000 (voire plus).


On comprend pourquoi le cinéaste a été inquiété par les autorités hongroises : il donne à voir une image peu reluisante de son pays. Si la pauvreté semble omniprésente, Tarr dépeint aussi la misère sentimentale et relationnelle, et pire encore, la destruction de la société hongroise, dont la corruption et la délation sont les piliers sous le régime soviétique. « Sátántangó » et « Les Harmonies Werckmeister », ses deux grands films de l'après URSS, seront tristement similaires : le communisme a créé un appel d'air et a détruit de l'intérieur la Hongrie, et rien ne semble pouvoir renaître et redonner espoir une fois que le système oppressif s’est effondré...


On a beaucoup parlé de la forme de ce film, à la fois magistrale et difficile, rugueuse, notamment par sa lenteur exacerbée. Mais à mon sens on ne parle pas assez du fond, car ici fond et forme s'entremêlent harmonieusement et intelligemment. Ce qui fait de « Damnation » tout sauf une caricature de film d'art et d'essai chiant et imbitable. Sa valeur historique et sociologique est inestimable, tout comme sa valeur artistique bien sûr : Tarr nous fait éprouver ce qu’était la Hongrie sous le joug communiste. Ce n’est pas seulement quelque chose d’intellectuel, sur le plan des idées, c’est avant tout une expérience physique et terriblement immersive.


C'est un film dur, certes, mais nécessaire. Un témoignage courageux et sans concession de l'enfer du communisme d'État. Un long métrage qui s'illustre par l'extraordinaire talent de mise en scène du cinéaste hongrois et par la terrible désolation de son propos.


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ArthurDebussy
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le 23 avr. 2022

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Arthur Debussy

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