« J’ai compris que tu es un tunnel vers un autre monde, dont toi seule a accès »

Après son monumental « Tango de Satan », qui lui aura pris 10 ans de sa vie, mon cher Bélà Tarr voulait se changer les idées. Il a alors eu l’idée de « Damnation », un film sur un homme désirant l’amour, mais en fait non. Sa particularité, surtout, est qu’il est carrément plus accessible que bon nombre de ses autres métrages : cela raconte une vraie histoire (« Le tango de Satan » est davantage un immense témoignage politique, « Le cheval de Turin » est une parabole de 2 h 30), les personnages ont des traits de caractère complexes, et beaucoup de musiques, dont certaines qui n’ont pas une fonction atmosphérique. De ce fait, si je peux conseiller quelqu’un pour commencer l’œuvre de ce maitre Hongrois, ce serait celui-là. C’est celui où il met un peu son style en retrait par rapport à ses personnages, et donc amenuise un peu la radicalité de ce dernier. J’ai bien dit un peu. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas écrit.


Son style, d’ailleurs, sur ce film rencontre un de ses sommets. Rien que ce plan d’introduction : la plus parfaite rencontre de l’art Peinture et l’art Cinéma. Les télésièges (accessoires primordiaux de la profession à temps partiel du malheur de notre protagoniste) sont alignés dans une parfaite harmonie diagonale avec les perspectives, tandis qu’au son les machines travaillent à intervalles irréguliers (éboulement des personnages annoncé), sur fond d’onde sonore. Un travelling arrière qui serre le slip, et on se retrouve derrière l’épaule du protagoniste tapi dans l’ombre, et scrutant la fenêtre ; image très présente dans l’œuvre de Béla Tarr, l’homme face à son aliénation, le cinéaste face à son œuvre. Bienvenue dans mon univers, ici y’en a pas un pour rattraper l’autre. Et ce plan n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : celui au ras-du-sol avec le protagoniste qui aboie sur les chiens en pleine décharge sous la pluie (longue histoire), le plan-séquence entourant les ébats sexuels silencieux du couple (même les plaisirs charnels c’est de la merde pour l’ami Tarr), ou encore cette séquence de 8 minutes avec la chanteuse plongée dans l’ombre, repliée sur son spleen, et s’assimilant à un oiseau du malheur chantant qu’il n’y peut rien… Le mysticisme est récurent chez Béla Tarr, et même après un projet aussi harassant que « Satàngo », le mec reste d’une rigueur extrême sur son esthétisme, sa patte sonore, et surtout sur sa vision du monde.


Sauf que cette fois-ci, il veut s’aider des personnages en tant que tels pour véhiculer ce désespoir si dévorant qui est le fil rouge de toute sa filmographie. Forcément, l’humanité ici est dépeinte dans tout ce qu’elle a de plus paumée et retranchée sur elle-même, ne vivant que des désillusions (même la figure de l’enfant est salie) et attendant que l’ennui les tue dans la folie. C’est Blaise Pascal qui va kiffer. Plus sérieusement, dans cette nouvelle façon d’écrire les personnages, il y a deux séquences qui m’ont particulièrement happé : les monologues du héros. On découvre un Tarr qui connait et maitrise le désespoir amoureux, qui connait le sentiment déclencheur d’un homme se damnant tout seul à une femme (le premier monologue où il la reconquiert, le titre de ma critique est une citation directe), et le constat utopiste d’un amour qui pourrait fonctionner au-delà de toutes les barrières y compris d’orgueil (le deuxième monologue, une longue histoire qui se solde sur une déclaration d’amour magnifique de simplicité). Ce n’est pas quelque chose qu’il laisse facilement retranscrire dans ses autres films… Globalement, les personnages servent complètement son propos, ils nous entrainent, et dans le cas de la femme peuvent nous émouvoir en nous y attachant. Sauf que, mon bémol, c’est qu’en mettant son style un peu en retrait pour l’histoire, Tarr met également en évidence sans le vouloir la banalité extrême de l’histoire. Pour citer ce que les critiques disent facilement sur les blockbusters américains : le scénario tient sur un post-it. Ce qui rend des séquences magnifiques à regarder mais inconsistantes par leur inutilité narrative, comme ce superbe plan-séquence sur des visages déshumanisés : c’est beau, mais on ne comprend pas ce que ça vient faire là. Je pense qu’il l’a compris lui-même, il n’a pas recommencé après…


N’oublions pas que « Damnation » est un des rares films de Tarr qui ne soit ni une adaptation ni fortement inspiré d’autres choses : c’est certainement un film très personnel. Et sa Damnation ne serait pas forcément un amour humain, mais un amour lié au cinéma, inconditionnel, qui est allé avec « Satàngo » à son paroxysme de par l’extrême implication qu’il ne pouvait que nécessiter, et qui finira par le fatiguer au point de mettre un point final à sa carrière. Restent les gouttes de whisky coulant sur les vitres du monde.


Une expérience, comme toujours. « Plus jamais, plus jamais peut-être… » So long, Marianne du Port.

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le 30 nov. 2020

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Billy98

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